Tropismes, livre toujours vivant
Les très courts textes de Tropismes ont été d’abord publiés en 1939, et repris, légèrement augmentés, aux éditions de Minuit en 1957 - j’ai choisi de reprendre le troisième des vingt-trois "Tropismes", pour ce qu’il me semble illustrer la très grande fidélité à elle-même de Nathalie Sarraute dans ses derniers livres, Enfance et Ici - FB
Ils étaient venus se loger dans des petites rues tranquilles, derrière le Panthéon, du côté de la rue Gay-Lussac ou de la rue Saint-Jacques, dans des appartements donnant sur des cours smbres, mais tout à fait décents et munis de confort.
On leur offrait cela ici, cela, et la liberté de faire ce qu’ils voulaient, de marcher comme ils voulaient, dans n’importe quel accoutrement, avec n’importe quel visage, dans les modestes petites rues.
Aucune tenue n’était exigée d’eux ici, aucune activité en commun avec d’autres, aucun sentiment, aucun souvenir. On leur offrait une existence à la fois dépouillée et protégée, une existence semblable à une salle d’attente dans une gare de banlieue déserte, une salle nue, grise et tiède, avec un poêle noir au milieu et des banquettes en bois le long des murs.
Et ils étaient contents, ils se plaisaient ici, ils se sentaient presque chez eux, ils étaient en bons termes avec Mme la concierge, avec la crémière, ils portaient leurs vêtements à nettoyer à la plus consciencieuse et la moins chère teinturière du quartier.
Ils ne cherchaient jamais à se souvenir de la campagne où ils avaient joué autrefois, ils ne cherchaient jamais à retrouver la couleur et l’odeur de la petite ville où ils avaient grandi, ils ne voyaient jamais surgir en eux, quand ils marchaient dans les rues de leur quartier, quand ils regardaient les devantures des magasins, quand ils passaient devant la loge de la concierge et la saluaient très poliment, ils ne voyaient jamais se lever dans leur souvenir un pan de mur inondé de vie, ou les pavés d’une cour, intenses et caressants, ou les marches douces d’un perron sur lequel ils s’étaient assis dans leur enfance.
Dans l’escalier de leur maison, ils rencontraient parfois "le locataire du dessous", professeur au lycée, qui revenait de classe avec ses deux enfants, à quatre heures. Ils avaient tous les trois de longues têtes aux yeux pâles, luisantes et lisses comme de grands oeufs d’ivoire. La porte de leur appartement s’entrouvrait un instant pour les laisser passer. On les voyait poser leurs pieds sur des petits carrés de feutre placés sur le parquet de l’entrée - et s’éloigner silencieusement, glissant vers le fond sombre du couloir.