Une invention des quais
Cet été, dans la solitude de mes souillardes, des quais viennent à ma rencontre : je lis Sur les quais de Jacques Josse [1]
et je regarde le film Le Rendez-vous des quais de Paul Carpita.
Un cinéma des grands sentiments et de l’attente du Grand Soir, mais sans grandiloquence. Il montre dans le ciel phocéen, avec une lumière noire et blanche, les mouvements chancelants au crochet d’une grue d’un ballot de sacs de céréale et d’un tank en partance pour l’Indochine. Non loin des bouches amoureuses s’effleurent pour la première fois avec les mêmes gradations aux tonalités contrastées.
Sans affectation, une prose poétique de choses communes, ordinaires et partagées par des personnes humaines qui vivent sur et par les côtes bretonnes saisit, en plans rapprochés, des respirations fortes et des odeurs âcres de fonds de bar populeux.
Le livre n’a rien à voir avec le film, sauf un même signifiant dans le titre et ma manière de les regarder ensemble, d’aller de l’un à l’autre au cours d’une même journée, et de sentir mutatis, mutandis une semblable impression. Ainsi, j’invente mes quais.
Vingt-quatre images par seconde, “vingt-quatre images par page”, un irrémédiable présent à l’intérieur duquel chaque instant chasse l’autre, chaque personnage chasse le précédent. Quand la “tête ravagée” du père, page 10, murmure qu’elle n’en peut plus, le verre de blanc, page 8, a laissé “un clapot d’espoir dans la fange”. Entre les deux, page 9, un dessin au fusain sur papier grenu montre les “gueules d’écume des vagues” et un film censuré et disparu pendant 35 ans reparaît à ma mémoire.
D’une part, la sensation d’indivisibilité du temps, le film,
Le rendez-vous des quais, d’autre part la relativité des limites entre le présent et le passé, les pages de Sur les quais. Chaque écrit est sans cesse à refaire ; chaque nuit « le barman pousse un diable avec une dizaine de chaises empilées dessus » ; chaque jour pour avoir du travail sur le port « il faut attendre et revenir demain ».
Mon regard s’arrête dans une taverne en un pays de fin de terre, il se déplace sur des docks qui ouvrent sur toutes sortes de commencement. Les mots vont au rythme d’une danse macabre, « L’inconnu, debout face à des hectares de mer balayés par les traînées jaunes de la lanterne, sort une lampe de poche. [2] », les images mouvantes saisissent les énoncés au passage « …et que vous ayez un peu plus de travail sur le port … ». Partout l’impression d’un désir qui va vers quelque chose de grand. [3]
Le cinéaste semble avoir passé sa vie, de sa naissance jusqu’à son premier tour de manivelle en tant que cinéaste, à regarder le port et les bateaux, et tous les cacous qui l’habitent, dans l’attente de les filmer [4]. Par exemple, l’image rémanente de la militante de l’UFF qui confie sa fille à sa voisine pour aller distribuer le journal aux femmes des dockers en grève.
Le poète semble avoir passé sa vie, de sa naissance jusqu’à ses premiers écrits en tant que poète, à regarder les échalas, les colosses, les ahuris aux yeux pleins d’embrun, enivrés de vent et de vin, dans l’attente de les écrire. « Les yeux plongés dans les auréoles de gasoil qui colorent le bassin » l’un d’eux « affirme soudain (les voisins baissent la tête) que l’an passé, à la Toussaint, pour sauver l’âme du péri, pour que les gens du fond l’invitent (où qu’il se trouve) à s’asseoir autour des tables de pierre, il s’est décidé à quitter l’anse de Gwin-Zegal pour se rendre aux îles Sulawesi. [5] ».
Chez les bretons il y a aussi un fada, un qui a parlé avec un cheval. « Une rudement bonne journée, conclut-il en rajoutant qu’il aimerait, à l’avenir, comme le cheval, passer ses nuits à humer le vent du nord à la porte des brasseries… [6] » Robert et Marcelle aimeraient seulement se marier. Mais pas de logement pour le frère d’un communiste. Le jeune docker désespère de l’action collective. Pourtant l’entraide est grande dans le quartier et ça galèje pas avec la lutte de classes. Le délateur prend deux boufes bien méritées. Le barman s’active pour calmer le jeu « sans oublier d’humecter le foulard (cachant le trou à la gorge) d’un qui devra retourner à l’hosto sitôt la fête terminée. [7] »
L’inachevable espace des quais s’achève pourtant page 41. Le corps de celui qui a parlé avec un cheval est au dépositoire d’un hôpital. Il s’est pendu. Chaque lieu dissimule son inconsolé. Debout dedans à l’entrée d’une arrière-cuisine, un homme « trempe un morceau de pain dans une boîte de sardine ». Debout dehors à l’entrée d’une passerelle, le jeune marseillais regarde l’abîme sous ses pieds. Le livre et le film portent au loin, au-delà de la véracité des histoires racontées. Le geste d’écrire et de voir assemble toutes sortes d’images, des émotions saisies au vol qui touchent d’abord aux sensations : « Il suffit de suivre la courbe en présence (…) [8] ».
Je regarde le film et le livre transportée par un seul mirage. L’illusion de l’eau s’étendant à l’horizon reflète le port immobile et désert : c’est la grève générale à Marseille. L’absence d’actions désigne ici le lien invisible qui vient à la rencontre des hommes. Aujourd’hui les retrouvailles de l’ouvrière et du docker pour une vie d’amour ne sont pas vraiment crédibles, ni les lendemains qui chantent et la camaraderie ne va pas fort. Mais le dispositif des quais est le lieu du récit et l’espace du désœuvrement portuaire celui de la création poétique.
Les rendez-vous des quais font hurler un chien, pattes en l’air « Ce n’est qu’en ouvrant la porte et en voyant le lit vide que j’ai compris qu’il n’était pas rentré et qu’il gisait sans doute déjà au milieu des casiers qu’il était parti relever, vers dix heures, juste avant de se coucher. [9] ». Le chien hurle à la mort, le livre et le film hurlent à la vie.
[1] Jacques Josse, Sur les quais, Dessins originaux de Georges Le Bayon,
TraumfabricK, 2007.
Jaques Josse est éditeur de poésie aux Éditions Wigwam
et est rédacteur à remue.net.
[2] Sur les quais, ibid. note 1, p. 12.
[3] Voir extrait du film.
[4] Lire l’entretien avec Paul Carpita
[5] Sur les quais, ibid. note 1, p. 21.
[6] Sur les quais, ibid. note 1, p. 36.
[7] Sur les quais, ibid. note 1, p. 23.
[8] Sur les quais, ibid. note 1, p. 38.
[9] Sur les quais, ibid. note 1, p. 20.