Voyages de jeunesses

  Un mercredi, sur la table de la cuisine, ma mère accumulait des piles de boîtes de sucre en morceaux (les longs) avec, aussi, des pâtes et de l’huile, avant de les entreposer dans les placards du haut dont les portes étaient grandes ouvertes. Je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu : « On ne sait jamais, il va peut-être se passer des choses, il faut prendre ses précautions, ça va peut-être aller mal, on ne sait jamais. » Elle avait l’air nerveuse et, en général, mieux valait ne pas poursuivre une conversation où elle avait l’air nerveuse.
Ensuite ç’a été l’essence : des jerricans plein les coffres des deux R8 de Mami et Maman. Il avait fallu près d’une heure d’attente à la station Mobil de l’avenue Paul- Doumer où Mami était déjà allée en 1940, elle connaissait bien le pompiste. Mami ajoutait que la queue augmentait tellement que si ça continuait elle finirait par atteindre le Trocadéro.

  À l’école communale Belles-Feuilles, rien n’avait changé. Personne n’avait l’air préoccupé ni même au courant de quoi que ce soit. Le rituel quotidien se déroulait sans la moindre anicroche de l’entrée à la sortie des classes, avec la suite des leçons et le même Monsieur Bernard dans la salle. Il y avait toujours ma promenade au Pré Catelan avant le déjeuner où je retrouvais Aldo ou le petit Guy Durand, le retour le soir à quatre heures quarante pour le goûter, les devoirs puis le bain avec Pilar, ensuite le dîner tout seul.

  Je regardais de ma chambre le ciel sans avions allemands ni parachutistes soviétiques au moment de fermer les volets sur les mêmes couchers de soleil au-dessus du bois de Boulogne. De l’autre côté, la tour Eiffel inchangée veillait avec son phare giratoire.
Pourtant quelque chose était apparu dans le monde des adultes, une sorte d’inquiétude dans les conversations que ma mère avait au téléphone. Mais enfin, Nanterre occupée n’empêchait pas l’électricité de fonctionner ni les enfants de mon âge d’aller sagement à l’école.

  Seule Pilar avait l’air vraiment embêtée. Elle ne me parlait plus beaucoup de fandango ou de corridas et c’est elle qui disait le plus souvent à Maman « aïe aïe aïe ça va mal, Madame ». Alors j’ai fini par demander des précisions à ma mère. Elle m’a expliqué en souriant que l’Espagne avait connu de gros problèmes lors de l’arrivée de Franco le méchant, alors c’était normal que Pilar aie un peu peur parce que ça lui rappelait de mauvais souvenirs. J’ai répondu que nous on en avait eu aussi, avec les Allemands et Vichy. J’ai senti l’attitude de ma mère changer, sa voix s’est renforcée d’un ton légèrement moqueur et affirmatif : « Oui mais nous on a de Gaulle, Pompidou et les socialistes et ça ne se passera pas comme ça, on est plus solide que l’Espagne à l’époque. »

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  Le week-end suivant, ma mère craignait de ne pas pouvoir m’emmener chez mon père à cause des barricades. Je n’en avais jamais vues sauf en gravure ou en me les imaginant à la lecture des Misérables, alors j’espérais bien en apercevoir des vraies. Maman a décidé en fin de compte de tenter quand même le coup en voiture. Mais j’ai été déçu : aucune barricade, ni à l’Alma, ni à Invalides, ni même dans le quartier de Papa, pourtant au cœur des événements.
Mon père, sa nouvelle femme Bérénice et sa fille Valérie habitaient boulevard Saint-Germain, à quelques mètres du croisement avec le Saint-Michel. Chez eux, il n’y avait pas de stocks de provisions. Valérie et moi sommes allés nous promener et jouer dans le jardin de l’église Saint-Germain comme d’habitude.
Nous avions le même âge, huit ans, à dix-neuf jours près. Ce qui se passait l’amusait beaucoup. Elle avait déjà vu des barricades et me montra de quoi ça avait l’air à l’aide de petits tas de cailloux. Elle était beaucoup plus au courant que moi et même que Maman. Plein de grands, principalement des frères aînés de ses copines, voulaient tout changer, faire la révolution, modifier plein de choses, avec pour commencer toute la société. La société, c’est-à-dire : tout. Selon Valérie ils étaient plutôt sympas même si certains lui semblaient un peu violents.

  Le soir, au moment de m’endormir, des images du Docteur Jivago me passaient par la tête. Je revoyais les révolutionnaires forcer les bourgeois à habiter avec des gens pauvres qu’ils installaient chez eux. Je pensais qu’ils ne seraient pas méchants avec moi, mais j’étais plus inquiet pour les grands. Certes Maman et Mami en avaient vu d’autres, partager leur logis ne poserait pas de problème insurmontable, elles avaient pris l’habitude pendant la guerre. Les Allemands avaient volé l’appartement de Mami et ensuite un ministre et ensuite sa maîtresse et il lui avait fallu attendre longtemps après la Libération pour qu’elle puisse se réinstaller chez elle où il n’y avait plus rien. Du côté de ma mère, on avait l’habitude de tout perdre.
Mais du côté de Papa, ce serait moins facile. Il gagnait de plus en plus d’argent avec de plus en plus de responsabilités : je craignais qu’on le traite comme l’un de ces dignitaires du tsar désignés d’avance à la vengeance du peuple. Surtout qu’il trimbalait cette circonstance aggravante de Bérénice, véritable comtesse fière de sa particule. En plus, elle n’était pas toujours facile à vivre et je ne la voyais vraiment pas s’accommoder du moindre pauvre chez elle. Alors, si les révolutionnaires gagnaient, les choses pourraient bien aller mal chez Papa.

  Le lendemain matin, le bruit des klaxons au feu rouge et la rumeur incessante des moteurs avaient disparu. Par la fenêtre, c’était le même boulevard, les mêmes feuillages d’arbres plantés au centre des grilles circulaires, les mêmes portes cochères et façades en pierre de taille. Mais les gens ne circulaient qu’à pied de chaque côté de monticules espacés qui barraient la voie sur toute sa largeur, comme des crêtes de vagues minérales : les barricades. Et sur la chaussée gisaient quelques voitures retournées ou déplacées dans des positions bizarres et même, semblait-il, certaines calcinées. Nous sommes sortis sur le grand balcon du salon et de là nous avons longtemps contemplé le spectacle. En une nuit, de lieu de passage la rue était devenue lieu de barrage. Là même où nous avions marché la veille s’était produit un changement semblable à celui des décors de théâtre, quelques dizaines de secondes tandis que la salle reste dans la pénombre, puis le rideau rouvre sur un ailleurs au même endroit.

  Mon père et Bérénice indiquèrent que ça avait chauffé, cette nuit. Ils écoutaient la radio qui racontait les événements du quartier Latin, étrange façon d’apprendre ce qui s’était passé en bas de chez eux. Le quartier Latin était à quelques mètres, il commençait de l’autre côté du boulevard Saint-Michel. Pourquoi ne pas aller voir ? Pour une fois, la radio racontait ce qui se passait là où j’étais, pas au Viêtnam, aux Etats-Unis ou en Israël, non, juste en bas de la maison ! Pour une fois, on pouvait voir par soi-même !
Au lieu de quoi, ils expliquèrent à quoi servaient les barricades : à rien ; pourquoi des gens les avaient mis : pour gêner la circulation et se donner de l’importance ; ce que c’était la chienlit : une expression interdite dans la bouche d’un jeune garçon bien élevé. Ce que ça changeait, des gens qui occupaient la Sorbonne, pourquoi des étudiants se mettaient en grève, pourquoi d’autres allaient faire comme eux : tout était incompréhensible, y compris les explications. Papa ajouta un petit discours sur des jeunes gens qui s’amusaient à se prendre pour des révolutionnaires, certain que tout ça allait vite passer. Bérénice semblait beaucoup plus mécontente et hostile à cette jeunesse qui n’avait pas connu la guerre. Moi non plus d’ailleurs.

  Nous sommes finalement sortis en famille pour nous rendre à la messe de Saint-Germain-des-Prés. Vues de près, les barricades se montraient nettement plus impressionnantes que d’en haut. Les plus proches étaient formées de pavés arrachés au sol mais plus loin il y en avait des différentes, élevées à l’aide de toutes sortes de choses hétéroclites, chaises, planches, morceaux de fer, bancs arrachés, grillages et aussi des voitures mises sur le côté ou retournées et désossées : une Simca 1000, une deux-chevaux, une Alfa Romeo brûlée qu’on reconnaissait au triangle vertical étiré de sa calandre et même une DS. J’étais horrifié. S’attaquer à des voitures ! Des voitures qui n’avaient rien fait, qui dormaient là, elles aussi, comme nous six étages plus haut, confiantes dans la rue, et qui avaient soudain été saisies par la violence, malmenées, brisées, incendiées jusqu’à devenir cadavres entassés pour faire barrage et faire peur. Dont des modèles chic et coûteux, qui posaient leur propriétaire.
Je m’attendais aussi, conformément à mes souvenirs des Misérables, à des patrouilles d’insurgés campant ou surveillant leurs fortins. Mais les barricades apparaissaient désertes, abandonnées de leurs constructeurs comme la rue l’était du trafic automobile. À croire qu’elles avaient poussé là toutes seules, pour le décor. Je ne comprenais d’ailleurs toujours pas à quoi elles servaient. Juste un obstacle, d’accord, mais à quoi ? Seulement pour arrêter les voitures ? Absurde : on ne fait pas une révolution avec des embouteillages. Ces barricades devaient forcément appartenir à quelque chose de beaucoup plus vaste, jouer leur rôle dans un plan d’ensemble dont les adultes connaissaient les tenants et les aboutissants qu’ils me cachaient au cruel et vieux prétexte qu’il ne faut pas inquiéter les enfants.
Les passants semblaient déambuler exactement comme nous lors d’un samedi ordinaire, malgré le bouleversement du décor. La chaussée interrompue, le trottoir restait, lui, normal. Il faisait un temps magnifique. À hauteur de Saint-Germain-des-Prés passaient quelques voitures empruntant la rue Bonaparte en direction de la Seine.

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  La vraie différence est apparue après le déjeuner. Le Boul’Mich avait fourni un grand sujet de discussion entre Valérie et sa mère : le 38 ne passait plus. Valérie devrait donc aller à pied à l’école le lundi suivant et ainsi se lever plus tôt, mais à quelle heure précisément ? J’ai mis mon grain de sel en disant que de toute manière, on verrait bien le temps qu’elle mettrait en allant au Luco l’après-midi. C’est là que tout a changé vraiment.

  « Non. » Et en plus ils avaient l’air scandalisés. Non : nous n’irions pas au Luxembourg l’après-midi, comme d’habitude, même s’il faisait beau, même si on était en mai et que c’était le printemps.
Valérie et moi nous sommes regardés. Quelque chose clochait. Selon eux, tout allait bien, tout paraissait tranquille et calme et la rue plus silencieuse que de coutume semblait leur donner raison. Selon eux, les barricades n’étaient qu’une péripétie de quelques agités qu’on laissait un peu trop gentiment faire. Selon eux, de Gaulle, toujours solidement au pouvoir, allait bientôt faire raccompagner les étudiants chez eux avant qu’ils ne reprennent leurs études dans une Sorbonne rouverte.
Mais on n’avait plus le droit de passer par le boulevard Saint-Michel ?

  Il parut inconvenant qu’on insiste, Valérie et moi. Soudain nos rues étaient devenues dangereuses : on ne sait pas ce qui peut se passer, et non, non, même par Monsieur-le-Prince, en plus ils sont aussi à l’Odéon, enfin, vous n’y pensez pas !
Qui, « ils » ?
Les étudiants.
Les étudiants gentils, inoffensifs en réalité, que vous avez dit semblables à nous quand on joue à la guerre ?
Les étudiants, les policiers, les CRS, les meneurs, les maoïstes… des gens aux cheveux longs, des Haré Krishna, des gens qui ont des armes, des loubards, peut-être même des enleveurs d’enfants… on sait pas, la sécurité n’est plus assurée, vous voyez bien comment est la rue, il faut tout de même prendre ses précautions, prudence est mère de sûreté, c’est notre responsabilité de parents, pas la peine de se prendre un pavé ou une grenade lacrymogène perdue.
Ca fait mal comment, une grenade lacrymogène ? C’est quoi la différence avec une vraie ?
Ca fait mal aux yeux.

  Nous sommes partis dans la chambre de Valérie faire le point et essayer de comprendre tout seuls. Le territoire autorisé s’arrêtait donc là : rue Hautefeuille, au bas de l’immeuble ; pas le droit d’avancer jusqu’au Boul’Mich, à vingt mètres. Devant nous surgissait un interdit encore plus insolite que les barricades. Le boulevard Saint-Germain que nous avions emprunté le matin était libre vers Danton mais interdit vers Maubert, le Luxembourg, à dix minutes, soudain aussi inaccessible qu’une île aux Trésors, et même l’étroite rue Monsieur-le-Prince, si inoffensive, mise à l’Index ?

  Nous avons donc triché. Après avoir promis de ne nous promener que vers Buci nous avons pris par la rue de l’École-de-Médecine afin de ne pas risquer de nous faire voir et d’atteindre ainsi le Boul’Mich. Arrivés à l’angle, tout de suite, nous avons regardé en face et puis vers le haut, la grande rue, devenue si grande que tout le monde pouvait librement y marcher.
C’est là que ça se passait. Il y avait beaucoup d’étudiants, c’est-à-dire des grands à l’air jeune, habillés normalement, ayant tout à fait l’allure de ceux que j’aurais pu rencontrer vers chez moi, dans le seizième. Ils allaient et venaient, mangeant, buvant, discutant, fumant, la plupart debout, quelques-uns assis sur des voitures ou des pavés, comme chez eux dans la rue. Ca leur semblait naturel de se trouver là, entre des barricades, parmi tout ce désordre d’arbres, de cahutes, de voitures, de pierres, entre les boutiques fermées. Ils avaient l’air sérieux, affairés, étonnamment à leur place.
Mais surtout, derrière, j’apercevais enfin les CRS ; un peu à l’écart, alignés devant leurs camions, hommes aussi sombres que les carrosseries. Comme à la télé en noir et blanc : les voir en couleur ne changeait pas grand-chose.
Tout le monde - CRS, étudiants, nous - semblait attendre quelque chose qui aurait justifié l’interdiction d’aller jusqu’au Luxembourg. Pourtant mon père et Bérénice n’avaient pas tort : nous étions bien les seuls gosses non accompagnés d’adultes.
Valérie m’a expliqué que les CRS veillaient sur la Sorbonne, épicentre du conflit dont le nom revenait tout le temps dans les conversations. Je lui ai rappelé que je ne savais pas où était cette satanée Sorbonne.
« La Sorbonne c’est la Fac, là où vont les étudiants, leur lycée. Elle est là-haut, tu vois le trou entre les immeubles sur la gauche, c’est la place de la Sorbonne. »
J’étais passé cent fois devant sans le savoir.
« Ca te dit qu’on essaie d’aller jusqu’au Luco ? » a proposé Valérie.

  Nous remontons le boulevard Saint-Michel vers le Luxembourg, tête basse, à très vive allure, en restant sur le trottoir de droite et près des façades pour ne pas nous faire remarquer, de plus en plus essoufflés par la pente montante. Nous dépassons Gibert, le cinéma, et finalement apparaît le Capoulade sur la gauche puis un kiosque à journaux renversé et le chaos entre les dos de plus en plus nombreux devant mon visage. Valérie nous arrête. Il y a du monde sur la place désossée, beaucoup de monde. Derrière, la continuation du Boul’Mich est barrée par le toit gris des cars de CRS.
Valérie me prend par le bras. « Viens, on retourne, c’est dangereux. »
Elle insiste : « Allez, viens, on redescend, il y a le bordel ici. »
Comment peut-elle le savoir ? D’un autre côté elle connaît l’endroit mieux que moi puisqu’elle y passe tous les jours pour aller à l’Alsa.
Au loin on entend le bruit d’une voix dans un haut-parleur. Je transpire. La foule me fait peur et l’inquiétude de Valérie devient contagieuse.

  Nous redescendons le boulevard. Cette fois, en revenant, j’ose regarder les CRS sur ma droite. C’est la première fois que je vois la réalité de ces uniformes immobiles avant la violence : matraque au côté, gants de cuir noir, lourds godillots sous le bas retroussé du pantalon et, surtout, le casque. Le casque entouré des grosses lunettes rondes dont les deux verres ressemblent aux yeux énormes d’une tête d’insecte à carapace noire luisante sous le soleil. La tête d’un monstre prête à recouvrir le visage de l’homme juste en dessous. Ils me font peur. Ils n’existent visiblement que pour frapper, pour blesser, pour faire du mal et pour cela seulement ; ils n’ont pas d’autre fonction que celle-là, on sent qu’ils n’attendent que ça. Les étudiants peuvent lever des barricades ou discuter et fumer dans la rue ou encore étudier ; les CRS, non. La violence n’est pas une éventualité dans leur existence mais sa raison même. Ils sont là pour attendre ou frapper.

  Dans l’axe de la place de la Sorbonne Valérie m’entraîne vers une petite rue à gauche qui remonte. Elle aussi est encombrée de barricades mais il n’y a presque personne, juste deux ou trois passants rapides. J’ai l’impression de trous partout. Des places vides entre de rares voitures indemnes et des carcasses noircies, des trous dans le sol, des trous dans les façades, des trous dans l’espace, là où il y avait auparavant des gens, des boutiques ouvertes, des tables de cafés. L’espace de la rue a fait silence. Ensuite nous descendons à droite par la rue Monsieur-le-Prince, fraîche car à l’ombre, mais où de nouveau de la foule apparaît ; alors nous courons, pour lâcher la tension dans la pente, jusqu’à la rue à escalier qui donne à droite derrière l’École de médecine. Nous nous asseyons là, sur les marches.
« Je crois que pour se prendre une glace au Luco c’est raté », dit Valérie.

  On ne peut pas ne pas prendre parti. Je ne suis qu’un enfant, je sais. Mais ça ne fait rien : j’ai envie de prendre parti. Les méchants, il n’y a pas besoin de les chercher bien loin, ça se voit tout de suite : ils ont des armes. Du coup j’ai envie d’aller manifester comme les grands.
Valérie me conseille de me taire quand on reviendra à la maison.

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  De retour dans le seizième, je n’ai rien raconté. Il n’y avait aucun changement : le cours ininterrompu des choses paraissait immuable et s’imposait à tous. Le bus 52 m’emmenait chez le psychomotricien, la R8 de Mamie au Pré Catelan, celle de Maman chez mon professeur de piano. Du lundi au vendredi je retrouvais intactes chaque matin les voitures garées la veille dans l’impasse menant à l’école. Aucun camarade de classe n’avait jamais vu de CRS de sa vie. De toute façon, on ne parlait pas de ces choses-là dans mon école. Mais je savais que de l’autre côté de la Seine, à la station de métro Odéon, les bus ne passaient plus et qu’on avait arraché des arbres.
Je n’ai presque rien dit à ma mère. Je ne voulais pas que, par peur pour moi, elle m’empêchât de retourner là-bas. J’étais rentré en métro, procédure très inhabituelle, mais seul moyen sûr de traverser Paris. Mon père m’avait mis dans la rame à Odéon, premier wagon, celui du contrôleur, elle m’attendait à Michel-Ange-Auteuil.

  Je suis finalement retourné chez mon père le dernier week-end de mai. Il n’y avait plus de barricades mais Valérie et moi n’avons pas eu le droit d’aller manifester ni même de descendre seuls dans la rue. J’aurais bien voulu être plus grand.

  Valérie me raconta que la semaine précédente, en revenant de l’Alsa, elle avait été prise dans une charge de CRS boulevard Saint-Michel. Tandis que les coups de matraque pleuvaient et que les gaz lacrymogènes se répandaient, un choc sur la tête l’avait projetée au sol. Alors, à quelques mètres d’elle, Monsieur Coutard avait relevé son rideau de fer pour s’élancer au milieu des flics, la saisir et la porter dans son magasin sur le côté impair du boulevard, un peu en dessous de la place Edmond- Rostand. Je connaissais bien son enseigne : un panneau façon aluminium brossé au- dessus de la vitrine où COUTARD s’étalait en gros caractères, couvrant toute la largeur de sa boutique. On ne pouvait pas le rater, c’était le nom le plus visible de tout le boulevard. Il vendait des vêtements bon marché, pas du tout le genre de ma famille paternelle.
Valérie, peut-être un peu crâneuse, me dit que les Coutard étaient des gens très sympas et qu’elle avait passé là-bas un bon moment, à part la frayeur du début.
Bérénice ne put venir chercher sa fille que vers vingt heures, après que tout se fut calmé. Elle remercia beaucoup et n’y remit plus jamais les pieds.

  J’ai aussi écouté les récits de Françoise, l’amie de Valérie, qui, elle, avait été dans les manifs, avec sa mère. Sept ans plus tard, elle sera mon premier amour.

  Le lendemain nous sommes allés à la messe puis déjeuner au restaurant et, pendant le trajet, j’ai regardé les slogans et les affiches sur les murs. Sous les pavés la plage ? Non. ll n’y a pas de plage à Paris sous les pavés ; il y a du roc. Je l’ai vu. Du dur.

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  Douze ans plus tard, je manifeste contre la loi Sécurité et Liberté de Monsieur Peyrefitte. Nous défilons tranquillement quand soudain je suis happé et tiré brusquement sur le côté. Je manque de tomber et m’appuie sur ce qui s’agrippe à mon bras : un policier en uniforme. Découvrant mon visage il me hurle des insultes auxquelles je comprends qu’il me prend pour un autre qui lui aurait jeté quelque chose à la figure. Je voudrais lui expliquer qu’il se trompe mais il continue à me tirer si violemment que je ne peux que tenter de rester debout pendant que trois de ses collègues arrivent pour lui prêter main-forte. Je vais être embarqué quand, subitement, quelque chose s’arrime à mon bras libre et m’entraîne en sens opposé : des manifestants me halent vers eux. Étiré entre les deux groupes qui s’invectivent, pendant une fraction de seconde je revois les CRS de la place de la Sorbonne avec leur casque luisant et leur violence prête, cette violence en train de se matérialiser. Et contre eux, plus fort qu’eux, crient des gens de l’âge de ceux que j’ai vus enfant sur le Boul’Mich le 11 mai 1968, cet âge qui est maintenant le mien. Leurs cris m’insufflent une force que je ne me connaissais pas, je me débats comme un diable, grâce à quoi ils m’arrachent aux flics et me hissent parmi eux puis derrière eux pour me protéger. J’entends « cache-toi, taille-toi, vas-y ! », quelqu’un me pousse pour me faire mieux comprendre, alors je fonce plus loin dans la foule mais j’y reste, comme les autres. Je ne sais pas si les flics me cherchent et c’est sans importance : une présence collective m’a adopté et je marche avec elle.

  Aujourd’hui, le magasin Coutard a depuis longtemps disparu du boulevard Saint-Michel ; je passe devant chaque jour dans le bus 38.

12 mai 2008
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