Anton Beraber | Grenade
Les monnaies de jade
La bourrasque qui roulait sur l’équateur atteignit sa vitesse critique et, libérée comme la pierre d’une fronde, vint écrêter les dunes du Sahara. A des milliers de kilomètres de là, le Territoire se couvrit d’une poussière dorée qui n’était pas celle des juillets ordinaires, qui vous pétrifiait les mots sur la langue mais rassemblait des lettres à la surface du thé. Les heures s’encrassèrent dans les clochers, certaines pensées dans certains cœurs, tout se défit. Parce que ça venait de loin les enfants la peignirent patiemment des doigts sur les pare-brise, y collectèrent les débris de l’immense solitude : formules de verre, mues d’aspic, monnaies de jade perdues par les marchands chinois – le commerce du sel naturel rassemblait sur le Grand Erg occidental, lit-on, des égarés de tous les bords du monde. Tout cela nourrit les collections, agrémenta les exposés en classe. On s’attacha, dans le Territoire, à la scrupuleuse conservation de ces preuves d’un désert pareil, quelque part, sans quoi personne de sensé n’y prêterait foi.
Faire souche
Les hommes du Territoire sont tenus de voyager. Il n’est rien, dans ce qu’enserre l’horizon de leur naissance, qui suffise à les assurer de leur courage : nulle épreuve, aucun ennemi, pas même une forte fièvre. De sorte que la valeur des hommes dépend tout entière de l’expérience qu’ils ont tirée de leur exil, que le prix accordé à la parole des braves se justifie à proportion des kilomètres parcourus. Les autres, ceux qui restèrent, de ne s’être confrontés à rien les condamne à se retirer avec les femmes et les enfants, les soirs de conseil de famille ; et s’il est vrai que certains beaux parleurs parviennent encore à tirer des traites sur les expéditions qu’ils vont incessamment entreprendre, la plupart se contente, pour ce qui est de faire souche eux-mêmes, de s’épandre en misérables sur le miroir trop grand de leur salle de bain.
Grenade
De sorte que l’émigration épuise la natalité déjà faiblissante du Territoire. Ils partent à dix-huit ans pour ces pays dont on leur rebat les oreilles, toujours les mêmes, emportant leur mauvaise guitare et leur opinel neuf : Grenade principalement, où l’on vit dans les caves avec des tireurs de cartes et les déserteurs de l’armée israélienne. J’en sais qui trouvèrent à s’embarquer pour l’Argentine depuis Gibraltar ou Cadiz, qui moururent là-bas de leur carence en fer en suppliant le planton du consulat. Beaucoup cependant – plus qu’on voudrait l’admettre ! s’en tiennent à de plus modestes épopées et, inscrits à l’IUT de Tours-Nord, décrivent à leur bonne amie sur une carte postale la perspective du tram sur le pont Wilson et leur mauvaise expérience des restaurants indiens.
Les métaux
Le dimanche ceux du Territoire qui rechignent à chasser s’en vont passer les labours au détecteur de métaux. Force est d’avouer que la récolte déçoit. On n’avait pas coutume, aux générations précédentes, de laisser perdre des fortunes en poches crevées, en bourses qui baillent, en imprudents déculottages. Les amateurs devront se satisfaire de la bête grenaille des foires du passé, le profil des Louis tantième sur le métal de cloche et les rondelles lisses qui furent des quarts de franc de l’Empereur. Le reste : des boulons, des fers à bœufs, de grosses balles rondes à vous traverser les bêtes, des cuillers en inox échappées des pique-niques de l’entre-deux-guerres et des médaillons de patronage à demi rongés par les sulfates. Les aînés que la médiation de la machine effarouche s’obstinent à passer le champ, après la pluie, de nuit avec une lampe torche. Le cuivre rincé brille, jurent-ils, comme une œil-de-chat.