Anton Beraber| La substance

Les scies

Les habitants du Territoire refusent de couper les beaux arbres au cordeau qui leur butent les grands routes. Ils redoutent, à juste titre, qu’une fois désouchées leurs départementales ne se dispersent dans la terre brune, comme un soc crevant un nid d’orvets. Ce sont, disent-ils, les rois qui les plantèrent, les saints qui y trouvèrent du repos ; pendant mille ans les pèlerins qui lisaient l’heure à leur ombre y devaient amèrement vérifier qu’aucun voyage ne vous soustrait au temps. En 1940, sous la loterie des Stukas, beaucoup de ceux qui les critiqueraient plus tard leur durent de pouvoir encore l’ouvrir. Car depuis, la faute aux motards belges, le débat ressurgit régulièrement de leur dangerosité ; il arrive, dans des procès-spectacles, qu’une partie civile obtienne l’abattage d’un vieux tronc déchaussé, d’un solitaire dans le dur du virage, où trop de femmes en noir punaisaient de fausses roses. Le platane se vend très bien. Ceux qui le veulent débiter prennent la précaution de le passer sous l’aimant tant les balles perdues vous défilent irrémédiablement les scies.

Göttingen

Les habitants du Territoire affichent volontiers leur prédilection pour la chanteuse Barbara. Ils connaissent les autres pour avoir capté du temps que ça valait le coup à peu près bien les grandes ondes ; mais rien n’en reste, seule la Dame brune au malheur infinie. Plus : ils la cherchent dans le bruit de l’averse sur le hangar, dans le glapissement des bêtes de la nuit, dans l’inexplicable vibration des puits et la trouvent comme ils trouveront plus tard, au moment du dernier souffle, dans sa solennité d’écorchée vive la force de bien se tenir devant l’abîme incertain. Ils disent : Elle parle de moi. Il ne semble pas que les gens d’ici aient été moins éprouvé qu’ailleurs mais ils lui reconnaissent une certaine virtuosité dans la souffrance, une parfaite qualité de spleen qui leur sert de pierre de touche quand il faut estimer le leur. On n’a jamais prouvé que Barbara eût fréquenté le Territoire et, pourtant, pas un qui ne la considérât comme une amie proche. Il pleut interminablement sur les enfants de Göttingen mais Pierre n’est toujours pas rentré. L’anniversaire de sa disparition, les boucheries allez savoir pourquoi baissent immanquablement le rideau.

La substance

Abstenez-vous, voyageurs, si jamais on vous veut vendre l’herbe du Territoire ! C’est errer trop loin de vous-même pour espérer retrouver votre chemin. Je vis, moi, des femmes aux seins plats chasser dans les luzernes, des hérons agoniser dans le sanibroyeur et, une fois, la première que je visitai le Territoire, un immense jaune d’œuf crever sur les sapins du Petit Bois. Je dus rentrer ce soir-là en poussant mon vélo, la tête posée sur la selle, misérable. Se paient à ce prix certains grandissements de l’âme qui en accroissent l’emprise sur l’horizon en même temps qu’ils en épuisent la substance. On se méfiera, pour les mêmes raisons, de l’eau des puits profonds, des trompettes-des-morts et de fixer la mire, la nuit, à la télévision. Les phrases vous brûlent la pensée, vous font marcher toujours au milieu de la route et nager dans les mares interdites. Ainsi du Territoire les prophètes vivent fort peu et leur prestige reste incertain.

Le Je-te-jure

Le Territoire a récemment cessé de produire ses propres timbres. L’ambition des philatélistes en centuplait artificiellement la valeur ; les correspondances, c’est forcé, s’en trouvèrent compromises : une question sans réponse, un Je te jure sans Je te crois, et tout était foutu. On prit le risque, dans un premier temps, d’agrafer sur les envois directement des billets de dix francs, à charge pour le facteur d’acheter à la frontière ces Marianne rouges ou vertes qui ne sourient jamais, ce serait provocation. Les gens du Territoire en trouvent désormais des pareils dans tous leurs bureaux de tabac. La fin du timbre indigène a certainement agacé les collectionneurs, elle n’en coupe pas moins court à l’hypocrisie de ces vieilles tantes que cela dissuadait de rien nous envoyer.