fiction et censure

dans l'ordre chronologique :
intervention de 3 éditeurs et analyse de J-M. Laclavetine
réponse de Michel Séonnet
contribution de Dominique Dussidour

voir aussi bulletin du 4 octobre

que ce soit clair : l'ouvrage dont il est question, feuilleté en librairie, a été aussitôt reposé sur la pile - il y a assez de bonnes lectures à s'offrir dans cette "rentrée littéraire" (Quignard, Rolin, sans évoquer ceux plus coutumiers de remue.net, Laetitia Bianchi, F Bon, Thierry Beinstingel et d'autres...) pour savoir reconnaître ce qui est littérature de démarches, sinon douteuses, tout au moins plutôt inintéressantes quant à la langue
mais la discussion publique dépasse le cadre de l'ouvrage, et il nous semble important de répercuter deux interventions :
la lettre publiée avant-hier par Le Monde et signée par trois éditeurs (Christian Bourgois, Paul Otchakovsky-Laurens et Olivier Rubinstein)
l'analyse de Jean-Marie Laclavetine, aussi dans Le Monde, il y a une semaine
il est aussi bon de relire, sur un thème approchant, le texte que Leslie Kaplan avait consacré à ce jeune Québecois condamné pour les textes consignés dans son journal intime : <http://www.remue.net/cont/kaplan4.html>

remue.net

 

Trois éditeurs contre la censure
Paru dans Le Monde, le 12 septembre 2002.
Par Christian Bourgois (éditions Bourgois), Olivier Rubinstein (éditions Denoël) et Paul Otchakovsy-Laurens (éditions P.O.L).
Il règne en France ces derniers temps un climat délétère que nous n'avions pas connu depuis les années soixante.
Les récents dépôts de plainte contre des romanciers (Louis Skorecki et Nicolas Jones-Gorlin) et leurs éditeurs respectifs, et un prochain procès pour blasphème (Michel Houellebecq), laissent craindre qu'un retour à l'ordre moral soit, plus que jamais, d'actualité.
Quelle morale ?
Des associations autoproclamées de protection de la famille ou de l'enfance, relayées par les plus rétrogrades de nos politiciens, vont-elles désormais décider de ce qui doit être ou non publié en France ? A moins, évidemment que comme le suggère Christian Jacob, ministre de la famille, elles trouvent en de complaisants comités de lecture, pardon, d'auto-censure internes aux maisons d'éditions, d'efficaces relais.
Si cela devait être le cas, alors il faudrait réexaminerà l'aune de cette nouvelle morale Donatien Alphonse François de Sade, Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Vladimir Nabokov, Jean Genet, William Burroughs, Tony Duvert, André Hardellet, Pierre Guyotat, Bernard Noël, Christian Prigent, Marc Cholodenko, Philip Roth, Hervé Guibert, Dennis Cooper et bien d'autres. Et n'est-ce pas cela, d'ailleurs, le but caché des bons apôtres qui nous poursuivent ou s'apprêtent à le faire ? Commençons par Houellebecq, Louis Skorecki, Nicolas Jones-Gorlin, et ensuite, leur compte réglé, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? La liste est longue des écrivains et des éditeurs indésirables et tout peut aller très vite et très loin.
Tous, éditeurs de littérature, nous avons à nos catalogues de prétendues apologies de la pédophilie et de bien d'autres déviances. Avouons-le : nous avons effectivement un certain goût pour ce qui choque.
Comme le disait le grand éditeur allemand Samuel Fisher, « Les éditeurs sont là pour publier les livres que les gens n'ont pas envie de lire ».
Pourquoi ? En littérature, comme dans toute création, il n'y a que des sujets inabordables, ou bien ça n'est pas la peine. En littérature comme dans toute création, il n' y a, il ne devrait y avoir que des sujets scandaleux, et en effet ils ne manquent pas : refuser qu'on en traite ailleurs qu'au journal télévisé c'est précisément vouloir secrètement qu'il n'en soit pas traité ! Il faudrait s'interroger sur ces vieilles autruches qui voudraient tant nous mettre avec elles la tête sous le sable et nos livres sous le manteau. Que cherchent-elles vraiment ? Protéger l'enfance en attaquant les écrivains ? Quelle plaisanterie !
La littérature n'a pas vocation à apaiser mais tout au contraire à inquiéter, à heurter. Elle est là pour provoquer, sinon à quoi bon. Rien de ce qui est humain n'est étranger à la littérature, rien de ce qui est inhumain non plus. Comme tout art, la littérature n'ignore rien de ce qui fonde ou agite l'humanité. C'est sa grandeur, une de ses plus belles justifications. Proclamer que la littérature n'a surtout pas vocation à fouiller les zones les plus obscures, alors qu'elle en a au contraire le devoir, c'est la rabaisser au rang d'un art d'agrément.
Et ceux qui considèrent que ces livres sont passibles de sanctions judiciaires, qui estiment que le lecteur n'est pas suffisamment adulte pour forger sa propre opinion, qui confondent l'acte et la pensée de l'acte, ceux-là ne font que creuser un peu plus le tombeau de la fiction, de la littérature, de la liberté de penser.
N'est-ce pas d'ailleurs leur but ?
Aujourd'hui la pédophilie, la religion, la pornographie, demain l'atteinte au Président, aux ministres, aux députés, aux maires, à la raison familiale, au droit des marques, et pour finir le dépôt préalable puis l'autodafé.
rappel : sur remue.net, extraits de l'entretien Paul Otchakovsky-Laurens / Les Inrockuptibles en juillet 2002
<http://www.remue.net/lire/T020714.html>
le site POL, d'où est repris ce texte : <http://www.pol-editeur.fr/>

Rose Bonbon, noire logique, par Jean-Marie Laclavetine
Face au malaise que peut susciter une œuvre littéraire, la censure n'est pas une réponse acceptable.
A la suite de la publication de Rose bonbon, roman de Nicolas Jones-Gorlin mis en vente le 26 août, l'avocat de l'association L'Enfant bleu a saisi le procureur de la République de Paris afin qu'il engage des poursuites contre les éditions Gallimard, pour "diffusion de la représentation d'un mineur dans une situation à caractère pornographique".
Le roman raconte à la première personne, et sur un ton souvent burlesque, voire délirant, le parcours chaotique d'un pédophile. Il y a dans la requête de cette association une confusion dangereuse, qui met en cause la liberté de pensée et de création. Rose bonbon est une œuvre de fiction. Il n'est pas légitime d'assimiler le monologue imaginaire d'un pédophile imaginaire à la représentation photographique ou vidéographique d'actes sexuels réels mettant en scène des enfants réels. On peut dénier au livre toute qualité littéraire, critiquer ou déplorer son contenu, sa tonalité, contester son humour, mais en aucun cas son droit à l'existence, sauf à démontrer qu'il enfreint la loi dans un but avéré d'incitation au viol de mineurs.
Or les acheteurs qui se seront procuré cet ouvrage auront constaté qu'il ne s'agit en aucune façon d'une apologie de la pédophilie. Nicolas Jones-Gorlin a écrit un conte cruel et grinçant. Son livre peut susciter un malaise, lié à l'exploration d'un sujet particulièrement douloureux : c'est une des fonctions de la littérature.
La réaction des dirigeants de L'Enfant bleu, si elle est explicable, semble aller bien au-delà des objectifs déclarés de leur association. Face au malaise que peut susciter une œuvre littéraire, la censure n'est pas une réponse acceptable. L'écriture d'un roman est un travail long, difficile et, on le voit, risqué. La disparition de ce livre des étals des librairies serait une épreuve pour l'auteur (et pour son éditeur) ; mais ce serait surtout une défaite pour nous tous, car sous couvert de morale et de défense des enfants, c'est l'autonomie de la pensée individuelle que l'on vise.
Lorsque la présidente de l'association se demande "pourquoi on interdit la diffusion d'images pornographiques mettant en scène des enfants, et pas un roman qui suscite également des images et des fantasmes dans l'esprit du lecteur" (Libération du 29 août), c'est bien au caractère foncièrement incontrôlable de l'écriture et de la lecture qu'elle s'attaque, puisque tous les romans ont vocation à susciter "des images et des fantasmes dans l'esprit du lecteur".
Quand l'avocat de l'association déclare (Le Monde du 30 août) que "la crudité des propos est aussi choquante que celle des images", il assimile à un crime le travail de l'imaginaire. Il pousse jusqu'à l'extrême cette logique en affirmant : "S'il s'agissait d'un livre autobiographique, cela aurait une valeur documentaire, mais c'est une œuvre de fiction." On a bien lu : l'avocat de L'Enfant bleu préférerait que l'auteur se fût livré réellement aux actes qu'il prête à son personnage, comme si, à ses yeux, les actes étaient moins répréhensibles que la libre imagination, Dutroux moins coupable que Nabokov...
Souhaitons que les lecteurs puissent se faire par eux-mêmes une opinion sur ce livre, qu'ils puissent en conseiller ou en déconseiller la lecture, l'aimer, le détester, l'acheter ou pas. Une chose est en tout cas certaine : le retrait du commerce de Rose bonbon ne ferait en rien progresser la lutte contre la pédophilie, mais marquerait au contraire un inquiétant pas en arrière, vers moins d'intelligence et de compréhension.Jean-Marie Laclavetine est écrivain, membre du comité de lecture des éditions Gallimard.
• ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 05.09.02

 

contribution de Michel Séonnet : Les Irresponsables (samedi 14 sept)

nous avons tenu à transmettre aux abonnés de la liste remue.net les deux contributions de réflexion sur censure et fiction, celle signée par trois éditeurs, et celle de J-M Laclavetine -
de la même façon, vous trouverez ci-joint une réponse de Michel Séonnet, écrivain, qui a publié chez Verdier et Gallimard
vous pourrez retrouver le travail de Michel Séonnet sur le site de l'Entre-tenir
<http://entretenir.free.fr/>
sans rien à voir avec ce débat, mais parce que le mieux qu'on puisse faire est de revenir au plus profond de la littérature, nous vous proposons (en avant-première de la mise en ligne de notre prochain sommaire de revue) un texte inédit de Leslie Kaplan, "Maurice Blanchot", qui est sa contribution d'avril dernier au colloque Blanchot de Beaubourg
à revenir au centre de notre motivation et de l'appel de la langue, on respire mieux... et toute l'équipe du site remercie Leslie de nous avoir confié ce texte
pour remue.net, Ruth Szafranski

Michel Séonnet / Les Irresponsables
Alors "littérature" ça voudrait dire "irresponsable" ? Suffit l'estampillage "écrivain", "fiction", et vous voilà débarrassés du droit commun, comme les fous finalement, et comme on peut plaider l'irresponsabilité mentale on se met à demander le non-lieu en vertu de l'irresponsabilité littéraire.
La question que posent les livres ces jours-ci incriminés dans des polémiques n'est pas celle de la liberté comme on voudrait nous le faire croire (finalement la plupart sont dans l'air du temps : l'anti-musulmanisme se porte de mieux en mieux et un certain 11 septembre lui a donné ses galons de bienséance; la pédophilie est galopante, il n'y a qu'à regarder la valeur marchande accordée à toutes les Lolita pour s'en persuader, et les éclats judiciaires ne sont sans doute que manière de conjurer l'évidence alors qu'il est déjà bien trop tard; je ne parle même pas de la pornographie qui, comme son nom le dit bien, est triomphe du commerce des corps, le moindre regard jeté dans une officine de presse vous fera voir où on en est).
Tout ceci est bien confortable. D'un côté, des organisations familiales faisant profession de vertu crient haro et interdiction sur des livres qui leur déplaisent. De l'autre, des intellectuels, écrivains, éditeurs, faisant profession de liberté de création, crient aussitôt à la menace d'autodafe et citant pêle-mêle Baudelaire, Genet, ou Guyotat en appellent à de vibrantes résistances pour sauver la littérature.
Les tenants de la censure morale jouent une partition trouée aux mites. Leur pire ennemi est dans leur propre camp. Au royaume du tout-liberté, la droite libérale est reine. Sautent un à un les verrous éthiques devant la puissance de son idéologie. Que rien de ce qui existe ne puisse devenir marchandise. Et quitte à partir en guerre, elles feraient mieux, ces associations de soi-disant défense de l'enfance, de se demander pourquoi dans notre monde le corps de l'enfant, après celui de la femme, est devenu marchandise à l'étal.
Et ces livres pour lesquels on voudrait lever contre-croisade : ne sont-ils pas, finalement, qu'un moment de cela ? Rien dans ces livres qui puisse d'aucune manière véritablement "inquiéter", "heurter". Les prétendre à cette exigence-là relève de la simple opération marketing. Parce que quand même, mêler à ces facilités un travail (pour prendre un exemple) comme celui de Pierre Guyotat qui sait, lui, ce que veut dire prendre risque et littéraire, et politique - cela est insultant. Qu'est-ce qu'ils jouent, eux ? Qu'est-ce qu'ils risquent ? Le beurre et l'argent du beurre, c'est ça le souhait. Le scandale et le Goncourt. Combat de rien. Pour rien. Pas même combat, d'ailleurs. Et le danger, du coup, d'en faire question de principe. Bataille contre la censure.
La question, aujourd'hui, n'est pas de "résister" à ces (intentions de) procès que l'on intenterait aux livres, à ceux qui les écrivent, à ceux qui les éditent. Notre affaire, c'est l'extrême responsabilité de la littérature. De ses risques. Ses conséquences. Ses effets.
Et puisque certains ont oser mêler aussi Raskolnikov à l'affaire, Dostoievski : "Tout homme est responsable de tout devant tous". Écrire à l'aune de ça !
Ce que nous avons appris, au siècle passé, c'est que, de même que l'on a raison de se révolter : on a raison d'interdire. Notre difficulté, c'est d'avoir compris les deux en même temps. Notre responsabilité, de nous y tenir. Veut-on revenir là-dessus et pouvoir, demain, sans danger, se la jouer à la Céline, genre : "Bouffer du Juif ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en rigolade, une façon de battre du tambour si on saisit pas leurs ficelles, qu'on les étrangle avec. Voilà le travail, voilà l'homme. Tout le reste c'est du rabâchis..." De la "littérature" ça aussi...
Proclamer l'absolue liberté d'écrire et de publier comme une idole devant laquelle tout genou devrait fléchir, c'est proclamer aussi la liberté de ça. Je n'en suis pas. L'honneur de la littérature, c'est d'au moins marcher à son risque. De savoir qu'elle est la responsabilité elle-même (Sartre : l'écrivain "est, une fois pour toutes, responsable de la liberté humaine"). Tout le reste en découlant.
Michel Séonnet.

contribution de Dominique Dussidour (dimanche 15 sept)

Ce qui est en jeu, me semble-t-il, c'est (à nouveau) : qu'est-ce que la littérature ?
En effet, on voit mal pour quelle raison, seulement parce qu'il y aura peut-être censure, se trouvent placés dans le même «panier» littéraire Pierre Guyotat, Jean Genet, Bernard Noël et les autres écrivains cités dans la lettre des trois éditeurs (ne restons pas, par pitié, franco-français et n'oublions pas Salman Rushdie qui, lui, risque non pas la survie de ses livres mais sa propre survie, physique, au sens immédiat) et «l'ouvrage en question» (celui de Nicolas Jones-Gorlin) à l'origine de leur protestation. Quant à Michel Houellebecq, c'est pour des propos tenus lors d'un entretien dans un magazine qu'il est poursuivi, non pour un de ses livres.
La situation est donc celle-ci : doit-on (comme le pratiquait Jérôme Lindon) défendre tout ouvrage contre quoi s'abat la censure, qu'elle vienne de l'Etat ou d'une association, qu'elle soit morale ou économique ?
Ou ne défendra-t-on que « la littérature » ?
La question devient alors celle-ci : quand y a-t-il littérature ?
Ce n'est bien sûr pas une question de thème ou de sujet. Lisant récemment La vie sexuelle de Catherine M. - j'étais très curieuse, j'aurais été très intéressée de lire un bon texte sur ce sujet -, il m'est tombé des mains au premier tiers tellement il était mal écrit, content de lui (littérairement immoral), pas malsain, non, pas du tout, mais sans enjeu : l'auteur n'y risquait rien. Peut-être avait-elle risqué quelque chose d'elle à travers ces pratiques sexuelles, je ne le conteste pas, mais dans ce texte, rien. Je me demande aujourd'hui : si ce livre avait été censuré l'aurais-je défendu ? Non.

A propos de Céline : qui a lu ses romans et ses pamphlets ne peut confondre Céline écrivain et Céline pamphlétaire. Si Céline écrivain ne justifie en rien Céline pamphlétaire, Céline pamphlétaire ne condamne en rien Céline romancier.
Conduisons-nous pour le moment de façon pragmatique : si les éditeurs se chargent de défendre ce (mauvais) roman, profitons du temps libéré pour lire les textes de Leslie Kaplan...
Dans Henry James, ceci : « Si vous vous avancez suffisamment dans le langage, vous vous trouvez sous l'étreinte de la pensée. » (Du roman considéré comme un des beaux-arts, «Gustave Flaubert», 1893.)
Cordialement, Dominique Dussidour.
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