censure
/ sensure sur cette question de censure, nous avons
déjà diffusé l'analyse de Jean-Marie Laclavetine,
le point de vue d'éditeurs, dont Paul Otchakovsky-Laurens et Christian
Bourgois, et la contribution d'écrivains, dont Michel Séonnet
: pour revenir au coeur même de la
question, mais avec un peu plus d'élévation quant au livre
concerné, nous vous proposons de relire un texte fondamental, peut-être
déjà dans votre bibliothèque en postface au Château
de Cène : il s'agit de L'Outrage aux mots, de Bernard
Noël, écrit en 1975 - ce texte est bien sûr réservé
à votre consultation personnelle, nous ne le maintiendrons en ligne
que quelques jours, et nous ne saurions que recommander son acquisition
- voir extrait ci-dessous - téléchargement intégral
sur le site pour remue.net le 4 octobre 2002, le bulletin remue.net est transmis à 825 abonnés
Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ? Cette question, longtemps, je n'ai pas su me la formuler, et maintenant je ne trouve pas les mots pour y répondre. Non qu'il faille d'autres mots que nos mots, mais ils se disposent spontanément selon des structures qui correspondent à l'ordre moral de la société. Il y a une police jusque dans notre bouche. Pour lever la censure, il faudrait... Que faudrait-il ? En tout cas ne plus jouer le jeu. Et je crois bien porter la guerre civile en nous-même, car il n'y a pas d'autre moyen. Qu'est-ce à dire ? Un rien nous ramène à l'ordre, et parfois même l'arme que nous avions cru braquer contre lui : partout est à l'œuvre une puissance de récupération fantastique. Et d'abord en nous. J'en sais quelque chose. Face au tribunal, j'ai commencé à comprendre,
mais il était trop tard. Première affaire : un jeune homme
accusé de proxénétisme et de vol. Ironie du président.
Et malgré le vous, le ton du tutoiement. Pour finir, le claquement
des menottes. Deuxième affaire : la mienne. Tout change: je suis
un monsieur, je suis libre. Je suis bien défendu. Qui ne se vomirait
soi-même d'être fait tout à coup si différent
? On m'interroge. Je bafouille. On me redonne la parole : j'attaque. Je
veux dire pourquoi je suis là - à la suite de quelles violences
de l'armée, de la police et des institutions, non seulement sur
moi, mais sur mon langage. je ne me laisse pas interrompre. J'en finis.
je m'assieds. J'entends l'un de mes avocats dire à un autre défenseur
: Il aurait fallu venir là, et seulement pousser le cri. Mais de quoi, le disant, ai-je l'air à présent - de quoi à mes propres yeux ? Tous les mots sont complices de leur contexte de la même manière que tous les opprimés sont complices de leurs oppresseurs sinon, eux qui sont la majorité, ils s'uniraient pour vaincre. L'histoire n'est que l’histoire de l'oppression. Les révolutions, finalement, n'ont jamais servi qu'à ceux qui renversent le pouvoir pour le prendre. Nous sommes dupés d'avance parce que la langue est contrôlée. La langue comme l'Etat a toujours servi les mêmes. Nous devrions nous méfier de tous ceux dont les bourgeois disent: Avec celui-là, au moins, on peut parler. Celui-là est déjà un traître, même s'il n'a pas trahi. Dans le contexte de l'ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j'essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n'être là qu'un corps - l'un de ces corps que censure tout ordre moral. N'être qu'un corps, et simplement chier là, devant le président. Chier : jusqu'à quel âge n'ai-je pas osé dire ce mot ? Et combien de gros mots ainsi interdits ? Tous les mots du corps. Le bon goût est l'un des gendarmes de la morale. Il la sert. Il la serre autour de notre gorge et sur nos yeux. Le bon goût est une façon d'accommoder d'oubli la mort des autres. Et ici même, j'éprouve mon impuissance à chasser le mien. Comment traiter ma phrase pour qu'elle refuse l'articulation du pouvoir ? Il faudrait un langage qui, en lui-même, soit une insulte à l'oppression. Et plus encore qu'une insulte, un NON. Comment trouver un langage inutilisable par l'oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait la langue de tous les Pinochet ? J'écris. J'ai cris rentrés. Il n'y a pas de pouvoir libéral : il n'y a qu'une façon plus habile de nous baiser. A toutes les conversations au coin du feu télévisées, chacun devrait répondre par un colis de merde expédiée au grand merdeux de l'Elysée. Qui récupérerait ce langage-là ? Un livre est démuni. On croit l'avoir bien armé. Il ne résiste pas. Il ne sera jamais insupportable. J'avais pensé suicider mon bon goût en écrivant le Château de Cène. Et suicider en moi un certain écrivain. Quelle bêtise. je me disais : puisque le style est la valeur, je vais crever la valeur en lui faisant dire ce qui ne se dit pas. Rien de plus facile à récupérer que le style : il est le mouvement même de la récupération. Faut-il revenir là-dessus ? je me méfie de moi-même. Dans sa propre solitude, on ne dialogue avec soi que pour se styliser. D'abord, pourquoi la première édition est-elle signée d'un pseudonyme ? J'ai toujours rêvé d'écrire sous plusieurs noms afin d'accélérer mes propres contradictions en leur donnant diverses identités de papier, mais s'agissait-il de cela ? Ce pseudonyme me censurait : c'était le masque sous lequel je demeurais blanc en attendant. Avais-je peur ? Attendais-je d'être reconnu ? L'Outrage aux mots (extrait) © Bernard Noël - éditions Pauvert |