Roman
: inventer des contenus faux, mais qui croisent leur vrai sens.
La dette à Bernard Noël
est sans doute là : être venu en poète dans
lunivers de la prose, rappelant ses dettes propres (Bataille),
et laissant de côté lappareil traditionnel de
la fiction pour ne sobstiner quau principe même
du fonctionnement, là où lillusion construite
désigne dun peu plus près le conflit originel
du langage et de ce quil nomme. Le 19 octobre 1977
et plus tard Les onze romans dil ou Le Syndrome
de Gramsci, bien sûr La Maladie de la chair : un homme
de poésie vient dans le champ de la prose et y délaisse
lappareil du roman, reprend à son compte les mécanismes
de fiction pour les retourner à distance sur là doù
il vient, là doù il sest écarté
pour ressaisir.
La poésie nest
pas visuelle, mais elle est obsédée par le visuel.
Le mot obsédé,
pour lauteur du Château de Cène, à
comprendre comme linarrachable, comme la taie où la
peau dont il est impossible de se défaire. Entendre Bernard
parler de Roman Opalka et sa marche vers leffacement, la répétition
jusquau presque rien davant le vide. Ou bien sa double
marche décriture vers Matisse, ce que désigne
delle-même la peinture quand elle se retranche derrière
sa conquête ultime du simple, ou bien Magritte, non pas même
ce rapport bouleversé de lé représentation
devant le représenté, mais là où le
peintre rend irréductible le geste même davoir
peint en intitulant une toile Les vacances de Hegel (le verre
deau plein sur le parapluie ouvert). Lobsession du visuel,
pour la langue (plus que la poésie), cest limpératif
du dehors, la contrainte darrachement depuis le dehors, cest
réduire le corps à un toucher et ly soumettre
: même les yeux touchent.
Écrire : cest
comme seffondrer au-dedans.
Jai découvert Maurice
Blanchot par lhommage que lui rendait Bernard, cette fin des
années 1970, dans son texte sur LArrêt de
mort (in Deux lectures de Maurice Blanchot). Il transformait,
en jouant sa narration dans cette frontière ou cette bascule
quon a tous traversé sans doute une fois, où
ne reste plus que cette phrase de Walter Benjamin : " Et si
le suicide non plus nen valait pas la peine ? " Javais
des livres de Maurice Blanchot près de moi déjà,
LEspace littéraire, Le Livre à venir,
et quelques-uns de ces récits comme Celui qui ne maccompagnait
pas, mais jy voyais la démarche dun essayiste,
dun homme des mots. Cest ce texte sur LArrêt
de mort qui a déporté dun coup, pour moi,
tout Blanchot à cette frontière de lart et de
la mort où les mots navaient plus même valeur,
ceux qui, dans Le Livre à venir par exemple, parlent de Rilke,
de Mallarmé, de Kafka et de Proust. Bernard Noël inventait
une fiction pour rendre compte que le seul fait de lire est parfois
une rupture au niveau même de létreinte (mot
qui lui est cher). Le principe central : celui-là même
dexpérience, constamment porté en avant par
Blanchot. La poésie est lécriture comme expérience.
Jai pu découvrir ensuite par Blanchot que cet effondrement
pouvait simposer comme contrainte esthétique, à
soi-même appliquée, et que relire ainsi Le Pèse-Nerfs
et LOmbilic des Limbes dArtaud, ou bien ce à
quoi parvient Henri Michaux au bout de sa démarche, dans
Misérable Miracle ou LInfini turbulent, nétait
pas un exercice de seule culture. Le Bernard Noël des premiers
poèmes, et tous ces titres désignant même abîme
: Treize cases du je, Extraits du corps, Chute des temps,
est de ce pays-là. À partir du début des années
80, il est au même lieu dengagement, mais remplace lexpérience
par lexplicitation, expliquer ce qui reste une énigme,
récit infini du travail sur soi-même par quoi on se
porte à la frontière : perception fraternelle de Bernard
Noël, comme on saurait son corps tout près, lui et sa
voix, ou lui lisant pieds nus, son sourire même, quand une
fois, hors la gravité qui le définit, il vous le réserve.
Seffondrer, il sait, il vous y conduit.
Il ny a plus dinfini.
Il y a de linterminable. Le problème de lhomme
est dassumer cet interminable.
Complément indispensable du
précédent, dans ce remplacement de lexpérience
par le récit de ce par quoi elle contraint quon se
porte à la frontière. Lexpérience même
de Blanchot ou dArtaud retenue à distance par un monde
trop normé. On sait surtout de Bernard Noël ses absences,
il est à Gaza ou en Iran, en Asie ou à Athos, au Mexique
ou tout au bout du Canada. Dans la guerre comme au désert
: chez les hommes. Quand cest par hasard quon le croise,
cest dans les gares. Remplacer lexpérience par
le récit de laffrontement nest pas se retrancher
de laffrontement, cest convoquer une totalité
de monde, le monde là où il est de toute façon
frontière ou conflit, pour vérifier que lénigme
est purement et réellement celle du dedans. À nous
de nous porter, au nom même de leffondrement du dedans,
aux frontières du monde vrai.
Poésie : une sorte
dorage mental qui fait pleuvoir du verbe, du mouvement.
Lexpérience comme concept
du centre, lexpérience comme violence. Jai en
tête souvent une phrase dArtaud : Quand je joue,
mon cri éveille son double de sources dans les murailles
du souterrain. Bernard Noël refuse même la constitution
de ce double, pourtant portée avant de soi. Lorage
et lexcès peuvent être les mêmes que ceux
dArtaud, mais ils ne se déchaînent pas hors de
soi, portés par un double (le pauvre Artaud dailleurs
na pas échappé à ce que lorage
sur lui-même se déchaîne). Par ce seul mot pleuvoir,
cest sur soi-même que revient la violence, cest
soi-même quon expose. Et pourtant, ce qui reste : du
mouvement. Ailleurs, de Bernard Noël, dans le même livre
dentretiens avec Dominique Sampiero, sur le mot même
décrire : faire le vide pour quune précipitation
soit possible.
Pages qui rendent lisibles
des signes extrêmement fugitifs.
Encore cette notion de mouvement,
mais qui renvoie bien à son invention dune écriture
verticale : on ne sétend pas, sur la page ou dans le
récit, on accumule en même lieu graphique charge de
signes et de verbe, on la superpose en hauteur, invisible et traversant
lespace du support au corps écrivant, ou bien au corps
lecteur. Champ de force qualors on peut établir et
travailler comme tel. Et si, ce qui se dépose là,
dans le conflit du visuel, lengagement du corps, et cette
effondrement du dedans, est du mouvement, il pourra saisir le signe
dans sa fugitivité, le monde dans son illisibilité
ou sa mutité forcées, résistant au langage
il lui échappe mais ce geste même de fuir ou
se dissimuler a laissé trace ou résidu. Le narrateur
de la fiction sur LArrêt de mort ne franchit
pas la marche définitive qui le basculerait dans le vide,
cest le langage qui lavale, plutôt. Mais nous,
cette porte ouverte sur du vide, dans un vacarme de train, vide,
ciel et chute confondus, on a gardé à jamais leur
être verbal et la fugitivité de lexpérience
extrême. Lécriture est là, comme une porte
ouverte, dans cette condition que pour le corps un risque. Bernard
Noël confirme : Le corps est un langage pour moi. Un langage
qui ma permis de réarticuler les mots ensemble, en
me référant à quelque chose de déjà
précis, de déjà fondé, le corps.
Quel porte ouverte sur quel vide, étreinte avec quel extrême,
pour nous réservée ?
Rendre lempreinte verbale
de lempreinte charnelle, voilà ce que je cherche.
On sécrit peu, et même,
cest des lettres de convention, quand lautre envoie
son dernier livre (la dédicace quil me met sur ce recueil
dentretiens avec Sampiero : Pour ne pas arrêter de
mais quoi ?). Ce que jaime, cest le voir,
et même très brièvement être près
de lui : son corps résonne, voilà ce quon perçoit.
Je nai pas eu la chance de rencontrer vraiment de grands peintres,
mais jai croisé quelques grands musiciens, Arvo Pärt,
Giacinto Scelsi. Il y a une race de ces grands artistes, ceux qui
savent les frontières. Samuel Beckett, quand il vous souriait,
avait cette finesse extrême. On reçoit de Bernard Noël
une empreinte charnelle (on noserait pas le lui dire). Que
cela soit la totalité de son travail, évidemment.
Que cela soit devenu son être même est bien autrement
une énigme.
François Bon, avril
2001. Les citations de Bernard Noël sont prises à "
L Espace du poème ", entretiens avec Dominique
Sampiero, POL, 1999. |