Ça y est
Ma résidence au sein de l’Observatoire de l’Espace s’est achevée le 31 août dernier, et ce texte sera le dernier de cette série. Un roman est en préparation, d’autres projets fragiles commencent à poindre. Je suis retourné deux fois à Paris durant le mois de septembre, c’était la première fois que je reprenais le train, que je me retrouvais devant des groupes d’élèves pour tenter de leur transmettre l’envie d’écrire, un peu d’enthousiasme et l’idée qu’ils peuvent s’autoriser à aligner des mots sur du papier.
J’ai été saisi un matin, sur le parvis d’une gare, par le monde qui m’environnait : les panneaux LED des publicités déchiraient la nuit, les gens avançaient avec des masques devant le nez et la bouche, un vélo m’a dépassé et – alors qu’il tournait – une flèche verte s’est allumée dans le dos du cycliste. Il ne manquait que la pluie pour être dans le Los Angeles du Blade Runner de Ridley Scott. Dans la journée, plus tard, le ciel est resté laiteux en raison des incendies gigantesques qui martyrisent la Floride.
Je suis resté immobilisé en pleine rue, sur ce parvis de gare de banlieue, par ce que je voyais.
J’ai pensé qu’il ne tenait qu’à moi de sortir mon téléphone de ma poche et photographier ou de filmer cette scène.
Je me suis dit Ça y est sans avoir à pousser plus loin l’évidence de cette pensée.
Des chaines de satellites 5G barrent le ciel nocturne, la sonde Perseverance est partie chercher des traces de vie sur Mars, nous vivons masqués, nous télétravaillons derrière nos écrans, nous ne touchons plus nos amis et nos proches, la dégringolade des PIB occupe bien plus d’espace médiatique que la fonte des calottes glaciaires… Ça y est, donc, je vis dans l’un de ces mondes de science-fiction que je découvrais dans les romans et les films lorsque j’étais enfant.
Ça y est, oui, mais ce qui faisait autrefois rêver – cette anticipation des possibles futurs – me glace d’effroi.
Passent trois militaires en arme, je lis sur les réseaux sociaux le témoignage d’un ami qui cherche à avoir des nouvelles de sa fille, majeure, raflée préventivement samedi dernier alors qu’elle se rendait à la manifestation des gilets jaunes, et toujours – semble-t-il – détenue en garde à vue ce lundi matin.
Ça y est, en effet, je vis – nous vivons – dans l’un de ces mondes terribles. La littérature nous avait mis en garde, pourtant.
Mon RER va arriver, je m’engouffre dans les escaliers, je vois des masques, je cherche les regards. Plus tard, dans le train, quelqu’un lit la nouvelle traduction de 1984 [1] et la présence de ce livre me rassure. Non pas parce qu’il propose pire – sur l’échelle du tragique il est impossible de créer des graduations – mais parce qu’aujourd’hui encore la littérature peut servir à éveiller les consciences. Je me dis que l’effroi qui m’a cloué ce matin – et avec lequel je vis dorénavant – je le dois à la littérature : elle m’a offert de terribles cadeaux : l’acuité du regard, la pensée critique. Ce sont des outils (des armes, ai-je écrit avant de revenir en arrière) qui partout m’accompagnent.
Je monte dans le train, des élèves m’attendent, on va s’essayer à écrire.
[1] George Orwell, 1984. Trad. de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 384 p., 21 €