Carnets d’atelier du Rebours /3
La honte
Atelier BTS de SAM (Support à l’action managériale), le 15 février
Je les préviens : le texte d’Annie Ernaux que j’ai choisi (extrait de son roman La Honte) va les choquer. La petite Annie, qui va dans une école religieuse à Rouen, revient par le car avec ses camarades après une fête. C’est la nuit, les phares du car éclairent le bar-épicerie de ses parents. Soudain, la mère sort, hirsute, muette de sommeil, la chemise de nuit tachée (« à l’époque on s’essuyait avec, après avoir uriné » c’est écrit noir sur blanc, mais les élèves ne poussent pas de hauts cris, comme s’ils avaient vécu dans la France des années 50 toute leur vie). À eux de jouer maintenant, à leur tour de raconter une honte sociale. C’est toujours pareil, au début, ils rechignent, puis se lancent. Au moment de lire, Jessica prend une grande goulée d’air avant de lire son texte devant toute la classe. Dès les premières phrases, l’air a changé de composition entre les quatre murs de la salle B310. Jessica est émue, et nous, sonnés. Timidement, mais avec la ferme volonté d’aller au bout, elle raconte comment, petite, elle a invité une camarade de classe chez elle, dans la loge de gardienne de sa mère. Elles ont bien joué tout l’après-midi, mais quand la mère de la copine est venue chercher sa fille à 18h, celle-ci a blêmi en découvrant les lieux, demandant à voir le reste de l’appartement, ce qui a été vite fait en raison de l’exigüité de la loge… Puis elle est partie en colère, tirant sa fillette par le bras, répétant que c’en était trop, qu’elle ne pouvait imaginer que sa petite poupée ait pu atterrir dans un endroit pareil. Après la lecture de Jessica, il n’y a pas eu un bruit, pas un murmure. Seulement des applaudissements.
Appelez-moi Garance
Atelier de seconde MBE (métiers de la beauté et du bien-être), le 6 mars
J’ai déjà eu cette classe de filles une fois, mais bizarre, quand je fais l’appel, je relève trois prénoms très jolis, Garance, Melissa, Amandine qui ne m’avaient pas frappée lors du premier atelier. Comme je trouve mon prénom moche, je suis sensible à la question… Un prénom comme Garance, une cinéphile comme moi s’en serait souvenue ! Mais bon, passons. En attendant les trois filles bien nommées ricanent et gigotent à volonté. À seize heures, elles me font croire qu’il y a une pause. Là encore, j’ai un doute car la dernière fois il me semblait qu’il n’y en avait pas. Moi qui pensais avoir bonne mémoire, celle-ci serait-elle en train de flancher ? Mon intuition pourtant ne cesse de me souffler que quelque chose ne tourne pas rond aujourd’hui, je ne peux me départir de ce sentiment légèrement désagréable. Pendant qu’une partie de la classe ricane, l’autre se mure dans le silence, semblant ronger son frein. Quand l’atelier est terminé, les « sages » de la classe viennent me voir pour me dire que le groupe des trois s’est fichu de moi, elles ont changé leur nom et il n’y a pas de pause à 16h. En vrai Garance est Cléa, Melissa est Lila et Amandine, Chaïly. Aussitôt, légèrement vexée, je me dis que je vais mettre à profit la semaine pour trouver une parade ! Rira bien qui rira la dernière…
La semaine suivante à l’atelier je fais l’appel, mais quand arrive le tour des trois Grâces, je les appelle par leurs faux prénoms Melissa, Garance et Amandine, tout en leur précisant que je connais parfaitement leur vrai prénom. Puisque mon thème de résidence est « être et paraître », libre à elles de ne me montrer que leur paraître, je comprends très bien et de ce fait je continuerai donc à les appeler Melissa, Garance et Amandine. Allons-y pour le faux ! Pourquoi pas ? Tout le monde ne peut pas préférer l’être au paraître, je le conçois. À voir leurs visages, je devine qu’elles sont un peu gênées aux entournures, mais je ne m’arrête pas en si bon chemin. Je leur porte l’estocade finale en leur racontant l’histoire d’une amie clouée sur un fauteuil roulant suite à une maladie. Un voleur lui a dérobé son sac à dos qu’elle portait nécessairement à l’arrière de son fauteuil. La lâcheté n’a pas de limites et encore moins de morale. Garance, Melissa et Amandine plongent de plus en plus le nez vers leur cahier quand je leur dis que moi aussi je suis une sorte d’handicapée dans leur lycée, n’ayant ni les codes, ni les habitudes des sonneries, des horaires et des prénoms. En gros, elles ont profité de ma faiblesse non pour me faire les poches, mais pour me les remplir !
Je dois avouer que je suis assez fière de mon petit stratagème, car depuis ce jour Cléa, Lila et Chaïly sont des anges et qui portent de beaux prénoms par-dessus le marché !