Comptoir des ombres, de Jacques Josse

Comptoir des ombres de Jacques Josse vient de paraître aux éditions Les Hauts Fonds, accompagné des photographies de Michel Thamin. La préface de Michel Dugué et l’entretien avec Malek Abbou permettent à Jacques Josse de s’exprimer sur sa démarche d’écrivain et d’éditeur et sur l’ensemble de son travail.

Jacques Josse sur remue.

Le site de Jacques Josse.


 

Parle peu de ses démêlés avec une mémoire qui semble contenir le vécu d’un autre. Né près d’une rivière. Rêvant d’y retourner de nuit. Pour s’enfoncer dans le cercle creusé par la lune au cœur de l’eau. Et s’y tenir une ou deux minutes, lové comme dans un ventre, avant de remonter en apnée en fixant les étoiles qui scintillent en surface [1].

Non, ce qu’écrit Jacques Josse — histoires vécues ou recueillies ou volées dans un troquet, fictions, récits, légendes — n’appartient pas à une littérature qui apaiserait ou rassurerait ou consolerait, que sais-je encore, ses vivants lecteurs.
Comptoir des ombres, comme les livres précédents de Jacques Josse, agit plus vertement : il bouscule la distinction — sommaire — entre les vivants et les morts. (Pas entre la vie et la mort.) Les morts n’ont pas à revenir, eux aussi, comme les vivants, vont et viennent. Ils ont pris place, ils prennent place à une table du Café du port. Ils ont regardé, ils regardent l’amer de Port-Moguer, se glissent dans les cortèges des enterrements, écoutent John Lee Hooker ou Otis Redding, voyagent de Rotterdam à Chandernagor, marchent dans les rues de Paris (Alain Jégou, Alain Malherbe, Yves Martin), toujours à observer, à ferrailler. Ils n’effraient pas. (Ou alors ils effrayaient déjà.) Ils ne sont pas effarés. (Ou alors ils l’étaient déjà.) Des souvenirs les peuplent autant qu’ils peuplent les vivants. Nous nous souvenons d’eux, Jacques Josse les écoute et fait siennes leurs traces, leurs échos, leurs existences. Nous font l’entendre, au creux de l’oreille, ses phrases douces, frottées, rythmées, crissantes, écumantes.
Peu importe que le temps s’écoule pour les vivants ou pour les morts, dans un sens ou dans l’autre, vers ce qui fut ou ce qui sera. La mémoire est ce présent où il n’y a rien qu’on peut craindre d’oublier puisque le temps, s’il se rompt parfois, n’est pas chose qui disparaît.
Du côté de ce monde-ci où nous allons et venons, nous côtoyons, soudain nous frôle un souffle de douceur. Elles sont là, les ombres, empreintes de la délicatesse avec laquelle Jacques Josse se penche vers elles et nous en parle comme de vivantes présences.

Il lui arrive de se lancer à corps perdu dans de longues litanies. Des bouts de psaumes secs. Des bras de mer morte. Il peut alors mourir en plein rêve. Ou s’en sortir en allant creuser l’obscurité à l’aide d’une lampe torche. Il touche l’un des piliers du pont qui surplombe la vallée du Légué. Il en palpe le grain. Éclaire le sol instable. Balaie les eaux croupies, les ronces, les bruyères, les herbes sèches. Il dérange mulots et surmulots. À moins de cent mètres, les bribes d’un rock dur sortent d’un squat. Il éteint la lumière. Retourne un ancien fait divers dans sa tête. Se souvient qu’ici deux hommes, deux Turcs venus d’Izmir, ont un jour chuté avant d’être coulés dans le béton. Ils sont à jamais coincés sous le tablier du pont. Avant de partir, il frotte la pierre et les entend gémir [2].

Dominique Dussidour / Laurent Grisel


Porteurs d’ombre, photographie de Michel Thamin ©.


13 novembre 2017
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[1Comptoir des ombres, p. 59.

[2Comptoir des ombres, p. 21.