traverser la
forêt des romanesques contraintes
I.
J’en ai déjà écrit trois. Les premières
notes d’un nouveau roman datent du 10 juillet 1993. Il s’appelle
successivement L’Émotion de censure, La Mécanique
des hommes (en hommage à La Mécanique des femmes
de Louis Calaferte), Les Zafres de l’amour (en hommage
à une lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet où
il évoque « les affres de l’écriture »),
L’homme que j’ai tant de fois quitté. Le 6 octobre
il y a 117 pages de notes manuscrites, des mots isolés, des listes
de mots, des dialogues sans locuteurs, des phrases, des citations qui
bousculent ou qui rassurent, des situations esquissées en quelques
lignes, des injonctions à la vigilance, des descriptions d’objets
et de lieux, etc. L’argument, vague, est celui-ci : faire de la
rupture le sens et la vérité d’une relation sentimentale,
établir le récit d’un amour non sur la rencontre mais
sur la séparation, non sur le rapprochement mais sur l’écart.
Je commence une première version en décembre 1993. Le travail
préliminaire consiste à dactylographier sur des feuilles
différentes chacun de ces fragments. Puis à les organiser,
les regrouper, les articuler. Il s’agit de ponctuer la masse informe
de langage qui bouillonne et fermente du désir de roman, de raconter
une histoire. Les feuilles s’entassent par affinités flottantes,
changent de tas, les tas changent de place les uns par rapport aux autres.
Dix, cent romans sont possibles : chaque phrase en commence un. Tant que
le roman peut commencer par n’importe laquelle de ces phrases, aucun
travail ne peut être entrepris. Une première phrase va, à
un moment, s’imposer, se déclarer comme telle de façon
inéluctable. Il y en aura alors une deuxième, une troisième.
Ce sera le tour de la première scène, et le travail battra
à plein. Ce va-et-vient entre l’indécision et le choix
de l’ordre des phrases, des scènes, des chapitres se répète
durant des semaines, des mois, à chaque page jusqu’à
ce que le roman acquière une telle autonomie et une telle autorité
qu’il en dira plus long que je ne saurai jamais le formuler.
Je retrouve ces indications sur un carnet :
I. 52 pages au 10.12.93
II. 46 pages au 24.12.93
VI. 270 pages au 10.04.94
VIII. 386 pages au 13.05.94
(En juin 1994 je remets à une éditrice qui témoigne
de l’intérêt pour un roman précédent
le projet de celui-ci ainsi qu’une trentaine de pages «
non définitives », je le lui précise. Quinze jours
plus tard, elle me les renvoie – non merci. Je ne refais jamais
ça : faire lire à un éditeur une version de travail.
Un ami comédien me dit : « C’est comme si nous invitions
un critique à une répétition ! »)
IX. 411 pages au 26.06.94
Le nombre de pages qui suivent I et II concerne chaque chapitre, je suppose
qu’ensuite c’est le nombre total de pages qui est indiqué.
J’ignore pour quelle raison n’y figurent pas les chapitres
III à V et VII.
Cette version initiale, reprise à partir du 6 novembre 1994, aboutit
à une deuxième version le 2 juin 1995. Je n’ai noté
nulle part le nombre total de pages.
Une narration a frayé son chemin parmi toutes les narrations possibles,
une certaine intuition de la conduite du récit a été
mise en œuvre, celle qui permet de ne pas hésiter, éliminer
ou conserver, épaissir ou éclaircir (scènes, personnages,
lieux, dialogues) – délimiter un cadre, une surface à
l’intérieur de quoi disposer les uns par rapport aux autres
les éléments choisis, et dans ce cadre affirmer une forme
générale. C’est souvent durant le travail sur la deuxième
version que je comprends comment le roman finira (par un dialogue, une
description…). Je ne le comprends parfois que dans la version définitive.
Le prétexte de départ, balayé par le travail, est
depuis longtemps tombé dans les oubliettes.
Je vais travailler à la troisième version du 18 juillet
au 18 septembre 1995 mais avant : un bon bol d’art !
Du 9 au 16 juillet je suis serveuse durant La Servante d’Olivier
Py lors de sa création au festival d’Avignon. Cette pièce
d’une durée de vingt-quatre heures est jouée sept
fois : la première représentation commence un samedi à
20 heures, la dernière s’achève sept jours plus tard
à 20 heures. Durant sept nuits et sept jours nous nous relayons,
amis d’Olivier, pour tenir la buvette, ouverte vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, installée sous le gymnase Saint-Joseph afin de
servir boissons et repas aux spectateurs durant les entractes, aux comédiens
et aux techniciens durant leurs pauses. Chaque nuit après le monologue
de la Serinette, entre deux et trois heures du matin Olivier revêt
la perruque blonde, le bustier, les bas à résille et les
hauts talons de Miss Knife et chante. Chaque nuit je vois s’incarner
la figure qui insiste en moi depuis des années et qui connaîtra
son image définitive dans le Miss Life du prochain roman, Les Couteaux
offerts : une femme d’autant plus belle qu’elle est un homme.
Plus tard Marthe surgit de l’obscurité sur son vélo,
prête à entrer en scène. Ce sont les heures où
l’on croise les errants de l’insomnie, les désœuvrés
de l’alcool, les anonymes du plaisir ou du désespoir. Au
petit matin un jeune homme dépose sur chaque table la photocopie
de ses réflexions sur le théâtre.
Le 17 juillet je rentre à Paris. Le 18 je me mets au travail.
Entre le 18 juillet et le 18 septembre ma perception du temps se renverse.
Jusqu’alors le temps consacré à écrire prenait
place à heures fixes dans mon existence quotidienne. Cet ordonnancement
plie bagage. Écrire ne s’inscrit plus sur le cadran de la
montre commune, c’est ce temps-là qui se case désormais
tant bien que mal dans les heures du jour et de la nuit durant lesquelles
je travaille. Il se crée un lieu, un volume à partir de
quoi écrire. Le temps, qui a perdu sa linéarité,
s’élève soudain de chaque phrase, de chaque page comme
une source de vie et jaillit en quantité infinie de l’acte
d’écrire : les mots créent du temps.
L’expérience ne prend pas fin le 18 septembre. Chaque fois
que j’écris je me replace, me réinstalle à
volonté dans cette nouvelle perception du temps.
Entre le 18 juillet et le 18 septembre une date n’est pas anodine
: c’est le 31 août que je trouve le titre définitif
du roman, L’Alouette lulu, d’une des pièces
pour piano du Catalogue des oiseaux d’Olivier Messiaen.
Pas anodine puisque, en choisissant ce titre je commence à me détacher
de l’argument, du prétexte, dans ce roman en particulier,
dans tout projet littéraire en général. Je ne le
sais pas encore. Il s’en faudra de quelques années pour que
je comprenne que ce renoncement à l’intention est en relation
étroite avec l’expérience du temps que j’ai
vécue.
Le 18 septembre je considère le manuscrit de 442 pages comme un
premier état acceptable de la version définitive.
Je le retravaille phrase à phrase pendant un an.
Je relis L’Alouette lulu d’une traite entre le 25
décembre 1996 et le 1er janvier 1997. Constitué pour les
deux tiers de dialogues, le roman se compose de sept chapitres, d’un
roman dans le roman intitulé « La supposition impossible
», d’un journal et d’un carnet. La narration principale
s’étend sur un week-end (d’un message téléphonique
à une mort accidentelle), ce sont les chapitres I, III, V et VII.
Les chapitres II, IV et VI évoquent les précédentes
ruptures entre une prénommée Romane et un certain Max Lamy
V. (chez qui se déroulent les chapitres impairs). « La supposition
impossible » se compose de 17 séquences rassemblées
en deux ensembles. C’est la balade orale non ponctuée et
sans majuscules de quatre jeunes gens : sammy, norra, punkie brouster
et joha. Le journal met en scène les échos et les dissonances
qui s’établissent entre ce qu’un écrivain écrit
à un moment x et ce qu’il vit à ce moment-là.
Le carnet est une anthologie qui reprend, tel un fil conducteur entrecoupé
de citations, quelques-unes des phrases qui ont ponctué le déroulement
du roman.
Je relis et retravaille le manuscrit en février-mars 1999, signe
un contrat avec une maison d’édition le 21 juillet. Je corrige
les 367 pages d’épreuves en mai 2000. Le roman paraît
en librairie le 28 août. Le 30 août mon éditeur quitte
la maison d’édition.
II.
Entre-temps j’ai commencé de prendre des notes pour un
nouveau roman que j’intitule tour à tour Les Nouvelles
Aventures de Nasreddine et Les Sublimes Idioties d’Albertina
Corvo. J’ai oublié quelle était mon intention de départ.
Je me souviens seulement qu’il y était question d’une
fée et d’une naine, qui seront présentes dans la version
définitive.
Entre-temps le ciel m’est tombé plusieurs fois sur la tête,
en bonne ou en mauvaise part.
28 mai 1996. Ce jour-là l’idée s’impose que
je n’en ai pas fini avec Romane et que L’Alouette lulu est
le premier tome d’une trilogie « romanesque ». Le projet
se construit dans ses grandes lignes en quelques heures. Ma pensée
va plus vite que ma main et je note rapidement les bribes que j’en
attrape. Je sors marcher. Les façades d’immeubles des rues
étroites m’apparaissent vertigineuses. J’ai l’impression
d’avancer, telle l’héroïne d’un western,
entre les parois abruptes du Grand Canyon. Le lendemain matin l’idée
a toujours sa raison d’être, la trilogie porte son titre définitif
: DONT ACTES, les deux romans suivants s’intituleront Les Couteaux
offerts et Le Risque de l’histoire. Le projet semble celui-ci
: la traversée et la description par Romane des territoires, publics
et privés, traditionnellement dévolus au masculin. Par soustraction
peut-être celle-ci (Romane) parviendra-t-elle à cerner sa
propre place dans le monde, à délimiter la surface qu’elle
peut y occuper (au moins égale, je l’espère pour elle,
à la superficie de la semelle de ses chaussures). Après
la rencontre avec les amants dans L’Alouette lulu, ce sera
la rencontre avec les pères dans Les Couteaux offerts puis
avec les fils dans Le Risque de l’histoire. Romane et Albertina
Corvo fusionnent en Romane Albertina Corvo.
1er septembre 1996. Ce matin-là on sonne à la porte de l’appartement
que j’occupe entre la porte de Clichy et la porte de Saint-Ouen.
J’ouvre. Un commissaire et un huissier me notifient que je suis
expulsée. L’agence avec laquelle j’ai signé
un bail n’avait pas reçu mandat pour louer et le «
vrai » propriétaire a porté plainte sans que je l’apprenne
(l’agence a continué de percevoir mes loyers et me remettre
des quittances). Un jugement a été rendu : je dois quitter
les lieux.
18 septembre 1999. Mort de mon père.
Je n’entre pas une deuxième fois dans le détail du
déroulement de ce travail romanesque. Notes et versions des Couteaux
offerts se succèdent entre le 28 mai 1996 et juin 2003, photographies
et articles de presse recouvrent les murs, la disposition des chapitres
valse plusieurs fois ainsi que leurs titres. Dans la version définitive
ce sera :
I. Ta mort est l’assassin de mon cœur
II. Les encoches du temps
III. Comme une chute dans la nuit de l’autre
IV. La sublime absence de Romane Albertina
V. Les dispositifs sentimentaux
VI. Berthe au nom de fille.
La narration est chronologique. Chaque chapitre est pris en charge par
la voix d’un personnage différent sauf les chapitres II et
V qui le sont par la même Romane Albertina Corvo – fillette
dans le chapitre II, naine dans le chapitre V. Dans le chapitre I c’est
la voix de Jeanne, jumelle de la mère de Romane qui vient de mourir.
Le chapitre III est composé d’une série de lettres
adressées de France par Nasreddine à son frère Krimo
en Algérie. Le chapitre IV c’est la voix de Zenemy, ami d’enfance
de Romane. Dans le dernier chapitre c’est la voix de Berthe, père
du fils de Romane, à qui elle a confié leur enfant. Le roman
est historiquement daté : les émeutes d’Alger en octobre
1988 sont un élément narratif actif du chapitre IV. Le point
de fuite en est la fée Miss Life, version nocturne et travestie
de Doc Jek le père de Romane, par l’amour de qui tout arrive
sans qu’aucun chapitre lui donne la parole. Mais il est le pivot,
l’axe invisible contre quoi toutes les vies viennent buter –
et rebondissent ensuite, pour leur propre compte et selon leur propre
mouvement.
J’arrive alors à l’orée de la « forêt
des romanesques contraintes ». J’en prends acte durant la
rédaction définitive des Matins bleus, récit construit
en quatre parties autour de la mort de ma mère, écrit parallèlement
de janvier 1992 à novembre 2000. Je l’énonce ainsi
:
« Finalement elle ne racontera pas, comme elle en avait l’intention
en entamant ce récit, l’heure qui suit, une simple heure,
peut-être moins, puisque à dix heures ils [la narratrice
et son fils] se tenaient à nouveau sur le parking près de
la voiture : c’était fini, un verdict avait été
rendu, ne leur restait plus qu’à revenir à Paris,
un récit réaliste a-t-il encore une sens, une description
précise des déplacements dans la salle d’audience,
des gestes d’insistance ou d’agacement, des paroles du greffier,
du juge, du fils, du procureur, les inflexions, les intonations de chaque
voix, a-t-elle encore une utilité, le devoir rendre compte, quand
elle écrit, de chaque minute a pris fin, avec quoi (quel texte
précédent) elle le sait et il a pris fin : écrire
ce qui s’est exactement déroulé ne l’intéresse
plus, ne prouve plus rien, ne sauve plus rien, elle n’y a plus aucun
intérêt, aucune part, sa fatigue est tellement infinie qu’il
serait préférable pour elle de renoncer à écrire
que de poursuivre sur cette voie-là. »
Le texte précédent en question c’est « Les dispositifs
sentimentaux », le chapitre V des Couteaux offerts, écrit
entre le 26 décembre 1999 et le 13 mars 2000. L’écrire
me bouleverse au point que j’en confie la version brute à
quelques amis. Moi je n’y touche plus. Je le cache, je l’enfouis
sous d’autres manuscrits, je ne supporte pas de poser les yeux dessus.
(Je le reprends après que j’ai achevé Les Matins
bleus.)
La première de mes « romanesques contraintes » exige
que j’écrive au présent de l’indicatif. (Écrire
aux temps du passé serait une défaite.) Je m’y plie.
(Mieux vaut contenter mon surmoi littéraire tant que je ne suis
pas de taille à l’abattre, à le piétiner –
plus tard pourquoi ne pas me réconcilier avec, ce n’est pas
un si mauvais bougre.)
Mais mon véritable tourment, celui des nuits blanches, des angoisses,
des larmes et des appels au secours c’est la construction d’un
temps romanesque. Écrire se fait dans le temps. D’accord.
Je le sais. J’aime la pratique du temps. Il est mon complice et
mon allié. Mais comment construire le temps d’une narration
?
Il s’agit maintenant que se réitère dans le travail
romanesque l’expérience traversée dans les circonstances
de ce travail. Autrefois on écrivait : « Un an s’écoula
» ou « Trois jours plus tard » ou le charmant «
Pendant ce temps-là ». Je suis incapable d’employer
ces formules convenues. Ce serait pour moi obscène, littérairement
parlant. Depuis que j’écris et jusqu’au chapitre V
des Couteaux offerts je m’en suis donc (prudemment) tenue
à ça : dans une séquence, une scène, coïncidence
(ou à peu près) entre une description minutieuse, parfois
jusqu’à l’obsession, des actions narrées et
leur durée d’accomplissement réelle. Puis une ligne
de blanc. Et nouvelle séquence. Je traduis : le blanc entre deux
séquences c’est du temps qui s’écoule. Je traduis
encore : ce temps est vide, sans mots. Privé de mots il n’articule
rien, ne conduit à rien, ne produit rien – que du silence.
Pendant ce silence le texte romanesque se tait. Il s’appuie sur
du temps réel (supposé s’écouler toujours).
Dans L’Alouette lulu, en incluant des éléments
qui n’appartiennent pas à la narration principale –
récit parallèle, roman dans le roman, journal et carnet
- un temps non réaliste a commencé de se construire. Mais
j’ai encore eu besoin de donner des « preuves » de la
durée réelle (un week-end), de l’indiquer, d’y
« couler » l’action narrative.
Dans une perspective romanesque conventionnelle, construire une narration
consiste en partie à établir sa chronologie, avec ou sans
le dessein que ce qui se passe « avant » explique, est la
cause d’« après ». Que les choses commencent
au point A et se dirigent, fatalement ou par hasard, vers un point B selon
un mouvement continu m’impatiente. Quoique je conserve beaucoup
de sympathie pour ces considérations elles ne me satisfont plus.
Mon effort le plus délibéré a consisté à
lutter contre cet entraînement, cet enchaînement chronologique
en bataillant non contre la succession des faits mais contre la causalité
et ses effets – entre causes et conséquences l’acte
étouffe comme le présent entre le passé et le futur.
J’ai relaté l’expérience temporelle de L’Alouette
lulu. Durant le travail des « Dispositifs sentimentaux »,
chapitre V des Couteaux offerts, le temps subit un nouveau renversement,
une nouvelle torsion : je n’ai plus besoin de « retourner
» dans cette poche, ce réservoir de temps. La source à
partir de quoi j’écris éclate, déborde, envahit
le temps ancien qu’elle désentrave et disperse en une multitude
de lignes brisées.
Du coup c’est la durée romanesque, libérée
de son rôle de miroir référent, rendue insoucieuse
de toute adéquation avec un temps réaliste, qui se love
dans l’ordre du langage.
III.
Paul Cézanne raconte à Joachim Gasquet : « Rappelez-vous
Courbet et son histoire de fagots. Il posait son ton, sans savoir que
c’était des fagots. Il demanda ce qu’il représentait,
là. On alla voir. Et c’était des fagots. » Des
fagots ou pas des fagots, c’est de peu d’importance. L’important
est que Courbet a eu besoin, là, dans l’espace de sa toile,
d’une touche de brun et qu’il l’a posée.
Auparavant, une fois que j’avais posé une touche de brun
(ou de ponctuation, ou de dialogue) moi aussi j’allais voir si c’était
des fagots.
Et c’était des fagots.
Maintenant je ne vais plus voir.
Dominique Dussidour,
décembre 2003. |