Dominique Dussidour / Ta mort est l’assassin de mon cœur

Dominique Dussidour fait paraître en janvier 2004, aux éditions du Rocher, son roman "Les Couteaux offerts": ci-dessous les premières pages.

L'occasion de lui demander de s'expliquer sur ses processus d'écriture: traverser la forêt des romanesques contraintes.

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Ta mort est l’assassin de mon cœur

 

Où est le Bouche du Fou qui dérobe l’histoire ? Où est le Bouche du Fou qui frappe chaque phrase d’un déluge de bitume et de sel et déchire les mots au fur et à mesure qu'ils se forment dans le palais de pierre ? Aucune voix ne répercute les actions engagées, aucun écho ne les prolonge, aucune échappatoire n’outrepasse les dénouements. Ne tente même. Fini. Règne un silence désarmé. Dehors, je me souviens, battirent tapage et vacarme. Qui racontait l’histoire ? Qui est ce Bouche du Fou qui mâche les sons entre ses lèvres de caoutchouc et régurgite aux vivants des nappes inaudibles ? Les empêchés d'issue résonnent au fond de ma gorge à la façon d'une migraine ou d’un étang, les emmurés défoncent mon crâne à coups de barres de fer. Ils déglinguent mes tempes, ils déboîtent mon front, ils disloquent mes mâchoires. Qu’on n'attende plus de l'inouï. Non ! On n’entendra pas de l’irrévélé. Non et non ! Mais de l'organique démantibulé par le temps, le sais. Vie et mort, ciel charbonneux, cerisiers bleus, douches froides, secrets omis, dociles patiences, n'y a-t-il qu'un Bouche du Fou pour les désarticuler ? La mort d'Hélène a tout obturé. On est au troisième jour. Le troisième jour Hélène n'a pas ressuscité. Le troisième jour elle a été enterrée comme ma voix en Bouche du Fou. Je n’avais pas la force de ce que je devais voir : mon image défunte dans un lit défait. Il a pris ma place. C’est Bouche du Fou qui a reculé d’effroi et crié au secours. Bouche du Fou qui hurlait dans la chambre, Bouche du Fou qui sanglotait. C’est Bouche du Fou qui a touché la main recroquevillée contre l’oreiller. Bouche du Fou qui tremblait dans le couloir, Bouche du Fou qui titubait dans l’escalier. Il a exécuté les gestes. C’est Bouche du Fou qui a habillé Hélène, coiffé, maquillé, préparé le corps pour l’oubli. Moi je refusais. Bouche du Fou qui a choisi les vêtements du deuil, les a raccommodés, repassés, enfilés. Bouche du Fou qui a traversé le cimetière derrière le cercueil et jeté une rose rouge dans le trou. Je les entendais : Romane Albertina, Doc Jek, Zenemy, Horace, avec leurs pas possibles faces de vivants, affligés mais vivants, affligés mais parlant, parlant d'être, de-ci et de-là parlant au gré des syllabes du tout et du rien dont ils s’imaginaient les dépositaires, ou les rescapés, ou les prestataires, parlant comme s'ils y étaient pour quelque chose dans le fait d'être vivants, comme s'ils en avaient réchappé par leur bonté ou leur lucidité, leur à-propos existentiel, tous qu’ils sont. Seulement Bouche du Fou à quoi ils ont réchappé. D’ailleurs parlant, vivants ou morts quelle différence ? J'ai entendu Gladys et Pepe Moriendo se recueillir devant la tombe d'Hélène, Gladys pourtant morte, Pepe Moriendo pourtant mort. Et ces silhouettes d’hommes et de femmes aux yeux larmoyants, mouchoirs blancs, affliction sincère, gerbes et rubans, noir pompeux, qui saurait dire si vivantes ou mortes. D'où a surgi le Fou qui n'est que Bouche ? Même que Bouche il faut être d'un Fou pour s’abreuver de paroles inutiles, les happer à la gorge et se les avaler. On me croira morte de la mort d'Hélène, ce sera asphyxiée par les bulles venimeuses, étouffée par l’oxygène tubéreuse. Le monde des parlants d’être je le connais : une escroquerie plaisante, une plaisanterie macabre. Qui est le Fou ? Une rétention de la douleur. Qu'espèrent Doc Jek et Romane Albertina à se désoler, à se lamenter, à tourner dans cette maison immobile ? Trop tard pour la résurrection d'Hélène ! Trois jours ont passé sans que. Et voyez, personne. Vous m'avez ramenée du cimetière jusqu'ici. Grand merci et adieu. Bon vent. Déguerpissez ! Je veux accéder seule là où la Mort m'attend, là où à elle seule adressées mes paroles ne seront pas confisquées par le Bouche du Fou. Mort ! Mort ! Mort ! Regarde, je redéploie devant toi la scène cruciale de l’histoire interrompue, quand ne voyant plus Hélène ni Doc Jek dans le jardin je m’éloignai, quittai la piste de danse où au fil de la nuit avaient gagné jusqu'au malaise l'excitation furieuse et la terrible compétition pour en être, de ceux qui ont un corps et un cœur en propre, et me réfugiai dehors, pieds nus dans la rue, à fixer les étoiles, à essayer de comprendre mais comprendre quoi, qu’y avait-il à comprendre à l’absence des deux que j’aimais, qu’y avait-il à comprendre à l’amour des deux qui m’aimaient quand cet amour m’abolissait, me soustrayait d’eux et de moi, à haïr la lune, à dévorer le macadam. Mort, trois jours enfouie sous le Bouche du Fou, pas suffisants ? C’est toi qui as glacé les chairs d’Hélène et dicté au médecin de famille le certificat de décès par mort naturelle, de quelle nature et de quelle famille j’ignore, puis tu as hésité longuement comme si tu ne savais déjà plus, d’Hélène ou de moi, laquelle tu avais débarquée. Et tu es repartie. Tu avais mal fait ton travail, la Mort. Tu l’as cru achevé trop tôt, trop vite. Il en restait une à mourir, la vraie, la morte vivante, moi, Jeanne. Tu es revenue. Te sais de retour. Te sens qui rôdes. Je devine tes pas subreptices. Je ne les soupçonnais pas capables d’asséner cette lourdeur de cendres. Tu glisses, tu frôles, tu effleures telle une très jeune fille. Es-tu jeune, la Mort ? Es-tu jeune et belle ? Les songeries amoureuses de mes vingt ans ont flotté ainsi. Elles ont ainsi frémi à fleur de ma peau. Était-ce toi alors, ce premier désir, ce désir infini ? Je respire ton odeur, une alliance d'aube de mai et de décomposition de décembre, un feuilleté de charogne et de fraîcheur. Trois jours à n’attendre que toi, suffit pas ? Vie toute pour toucher à ton port ? Dès la poche primordiale se mettre mort en tête ? plus penser qu'à ça ? qu'à toi ? et s'excéder de chaque instant qui se déroule à ton écart ? Dès la percée initiale taper des poings et des pieds contre tes pupilles sans tain ? Je sais que tu es là, dans cette maison. Tu as reconnu ton erreur et tu es revenue. Tu as oublié la disposition des lieux ? Tu te repères ? Fais comme chez toi, la Mort. Tu es chez toi désormais. Non, là-haut je ne monte plus. Trop haut. Trop de marches. Cette chambre vide au bout du couloir est un terrain de désolation où ne croît plus que ton chiendent. Je gis au rez-de-chaussée, j’y demeure. Ne me fais pas languir puisque tu es là à m'honorer de ta présence, à guetter mon souffle, à soulever mes paupières, à tâter mes gencives comme la maquignonne son bestiau baveux. J'en bave pour toi, la Mort. J'ai encore un visage. Quoi davantage te faut-il ? Blanchi, ridé, creusé, décharné mais un visage. Et encore un corps. Quoi davantage te faut-il ? Évidé par l’absence d'Hélène, ne s'endort plus qu'avec des comprimés, n'ouvre plus les yeux qu'avec des ampoules mais un corps. Pourquoi prendre Hélène et pas moi ? De quel droit ? Au nom de quoi ? Avais-tu dessein de nous séparer ? Qui es-tu allée chercher depuis ? Nom, âge, sexe, que t’offraient-ils de plus que moi ? Je te supplie depuis trois jours, fréquentes-tu beaucoup d'autant fidèles ? C'est durant ces trois jours que le Bouche du Fou est venu se coller à ma bouche, ses lèvres se coller à mes lèvres, sa langue se coller à ma langue, ses dents battre contre mes dents. Est-il un de tes avatars ? L'as-tu expédié en éclaireur s’inquiéter de mes dispositions et me circonvenir ? Ce n'était pas nécessaire, Mort. Mourir je veux. Bouche du Fou, va-t'en ! Écarte-toi ! Que la Mort m’entende. Que je lui parle en personne.

(Extrait de Les Couteaux offerts.)