Au tout début du désordre
était cette fascination pour la petite fenêtre lumineuse,
allumée jusque tard dans la nuit et de laquelle jallissaient
et apparaissaient tour à tour, des poèmes de Charles
Baudelaire, des peintures de Joan
Mitchell, des insultes
shakespeariennes, une revue sur Marcel
Duchamp, des reproductions des manuscrits
de Proust , un annuaire de couleurs,
de cette fenêtre il était également loisible de
jouer aux échecs contre
un autre fictif, ou au scrabble
contre un ordinateur trapu. De la petite fenêtre je pouvais aussi
lire le journal, consulter le dictionnaire
ou une encyclopédie
et surtout la petite fenêtre éclairée moffrait
la sidérante facilité de passer du
coq à lâne grâce aux liens qui me faisaient
rebondir dun livre à lautre, dun coin de cette
terre à lautre bout du globe: jétais comme
le papillon de nuit létalement épris de la lueur électrique.
Ces luxueuses déambulations me donnnèrent envie de participier,
aussi modestement soit-il, à ce grand fourbis __ bric-à-brac
qui un jour supplanta mon dictionnaire indocte de ce que pouvait être
une scutigère
, rencontrée dans la
Jalousie de Robbe-Grillet ( cest à dire quen
dépit des efforts de Robbe-Grillet de sattacher aux moindres
détails de la bestiole, je me faisais une image assez floue de
son apparence ), une simple recherche sur le réseau méclaira
instantanément, hommage soit rendu à un passionné
dinsectes ravageurs qui avait apporté sa modique contribution
au grand capharnaum.
Alors comment comptais-je remplir les 100 mega-octets octroyés
par mon fournisseur daccès
(ces 100 unités ne voulaient à lépoque pas
dire grand chose pour moi, tout au plus je me fis la remarque amusée,
quun jour donc, mon site "péserait" peut-être
100 méga-octets à limage du quintal de son auteur)?
Songeur, je regardais les boîtes et les boîtes empilées
sur les étagères
, les brouillons qui
trainaient sur la table, lordinateur
dont le "bureau"
était lui aussi constellé de programmes, de fichiers,
de gadgets et de trouvailles, la poubelle
(je ne parle plus de celle de lordinateur) et ses ratés,
ces dessins tracés pendant des écoutes
téléphoniques distraitres (telephone drawings), le
manteau de la cheminée
comble des auteurs qui "servent en ce moment", etc...:
ça répondait à la question en somme. Javais
en effet vu de ces sites où tout ou partie dune image vous
prend par la main pour vous emmener en visite, et jentendais donc
en faire autant, il suffirait de cliquer sur un élément,
un tiroir, une boîte
, un cendrier,
et je donnerais à voir ce quil recèle.
Avec lenthousiasme des néophytes*, je me lançai
dans cet inventaire sans ordre et sans chronologie, et, naturellement,
une idée renvoyant à une autre, je devins vite grisé
par les liens
hypertextes , ces étonnants vecteurs qui catapultent le lecteur
dun bout à lautre de la planète, à
limage du tortueux parcours de lecture dans Marelle
de Julio Cortazar. "Lorsquon commence à faire
sa part au silence, il lexige toujours plus grande" ( Maurice
Blanchot in la Part du feu ). Il en va de même pour labsence
dordre, le désordre, qui conduisent surement au règne
sans partage de lassociation
didées . Lémerveillement du début
débouchait finalement, maintenant, sur la représentation
fidèle didées, de pressentiments et de perceptions
déjà anciennes: le caractère protéiforme
des personnalités, la concordance dans le temps de pensées
diverses __ cette difficulté si chère à Malcom
Lowry dexprimer plusieurs pensées simultanées
__ et notre appréhension sans cesse changeante, sans cesse altérée
par le temps. Nos existences sont des labyrinthes dont certains méandres
sont communs à dautres dédales empruntés
par dautres ( pas toujours contemporains dailleurs ). Ces
réseaux sont amenés à sintercroiser à
lenvi, pourvu quon ait lintelligence de sy perdre.
Sur la petite fenêtre lumineuse joffrais enfin aux autres
voyageurs ne serait-ce quun infime pixel, qui séteindrait
sans doute un jour, mais qui aujourdhui brillait de toute sa fierté
de nouvel arrivant.
_____________
* enthousiasme qui faiblit à plusieurs reprises, au fur et à
mesure des embuches techniques qui jonchaient mon chemin incertain.
Il y aurait long à dire sur ces taupinières informatiques
qui paraissent des montagnes de prime abord et quon surmonte à
laide de son bon sens, mais aussi sous une pluie fine des quolibets
et des sarcasmes des personnels des services de support en ligne.
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