Philippe De Jonckheere/ Solo Philippe De Jonckheere a lancé en août 2001 son propre site : le désordre, qui innove aussi bien sur le contenu que sur la manière de présenter : voir la bibliothèque ou son bloc-note sur remue.net, lire aussi de Philippe De Jonckheere : la Chaise de Portsmouth Philippe De Jonckheere est aussi intervenu dans les débats sur l'affaire d'Abbeville et sur l'écriture d'invention
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Tu aurais été là. Tu aurais été là et nous serions allé boire un coup. J'aurais dit : " allons au bistrot " et nous aurions souri d'un air entendu. Je ne cesse de penser aux choses que nous aurions pu faire ensemble, si tu avais été là. Si j'avais su que tu n'aurais pas été là, maintenant, tandis qu'alors je n'aurais pu savoir ce quest maintenant, alors sans doute je me serais arrangé pour faire, alors, en ta présence, ce que maintenant je voudrais faire avec toi. Alors eut été l'occasion de réaliser ces petites envies de maintenant, du futur d'alors : les choses deviennent ici, maintenant, impossibles. Un autre exemple. Parmi les choses que je voudrais faire maintenant avec toi, il y a se disputer, se battre, s'entre-déchirer, il est douteux qu'alors j'aurais pris l'initiative de tels actes en prévision de maintenant où je ne peux évidemment pas les réaliser en ton absence. Lorsque j'écris, tu aurais été là, il s'agit bien du présent. Ton absence est une entité éminemment du présent. Je pourrais même, pour la bonne forme, écrire, si tu étais là nous aurions pu ... et là, compléter par une action dont je n'aurai acquis l'envie que très récemment, c'est-à-dire bien après le début de ton absence.Tu aurais été là et nous nous serions amusés de découvrir que le père de Joan Mitchell, la peintre, fut médecin, self made man, très travailleur, il était aussi peintre amateur - et cela toi et moi nous savions exactement ce que cela voulait dire. Devenu dermatologue de renom, il aura à soigner la syphilis d'Al Capone. Tu aurais été là, et nous nous serions promené au Père Lachaise, comme nous le fîmes par le passé. Au Père Lachaise aussi nous aurions trouvé à sourire, à rire et à moquer, un tract, ou ce qu'il en resterait, partiellement déchiré, incomplet, de ce fait, détrempé, intitulé : quel espoir pour nos morts ?, ou encore, nous aurions ri jusquà nous étrangler devant l'urne du maintenant célèbre Léopold Fucker. I wonder how they call his mother - là c'est moi qui parle, ce sera plus juste. J'avais écrit que nous trouverions à nous disputer - peut-être plus tard, boirons-nous le café debout, comme nous l'avions entendu à Brey-Dunes. Si jbouas min café d'bout, j'va mi disputer misotte. Pour les disputes, je pense que j'en aurai envie plus tard. Rien ne presse en fait. D'autant que je voudrais rester encore un peu en ta compagnie.Tu aurais été là, nous aurions pu baiser. Tu n'y aurais peut-être pas tenu, ni moi non plus d'ailleurs. Nous aurions pu faire semblant, en se couvrant de salive, par exemple. Il aurait pu pleuvoir, aussi. De toute manière à toi comme à moi, le temps qu'il fait dehors a toujours indifféré. Tu aurais été là, et je taurais préparé des crevettes à la sauce aux huîtres, à la chinoise, sans doute aurais-tu trouvé que javais un peu forcé sur le vin blanc dans la sauce ou encore les noix de cajou nauraient pas été suffisamment grillées à ton goût, ou tout autre défaut que tu naurais pas manqué de relever avec ta franchise cassante, celle de toujours, celle des fous, nous aurions trouvé là un sujet de dispute, mais non ce jour-là, je naurais pas relevé, trop content de tavoir à ma table, trop pressé de vouloir passer une bonne après-midi en ta compagnie. Tu aurais été là, et avec moi, tu aurais brûlé de désir de caresser les sculptures de Brancusi - ce qui est interdit bien sur. A toi comme à moi, ça nous aurait davantage peinés que Untel ou Unetelle se dérobe à notre caresse, se dérobe tout court. Tu aurais été là, j'aurais pu te présenter V et W, mais ce sont bien là des mots, même si ce ne sont que des lettres, des initiales. Ça avance. Tu aurais été là, nous aurions pensé l'un pour l'autre.Tu aurais été là et nous aurions énervé le chat, n'importe quel chat. Le chat aurait craché, griffé, fait le dos rond, mais nous nen aurions eu cure, et de le martyriser derechef. Tu aurais été là et nous serions aller écouter un concert, il y aurait eu des violons, des cordes, c'eût été comme tu l'avais décrit une fois en suivant une émission de radio, tellement proche en émotion de l'hôpital psychiatrique, qu'il suffisait de bien écouter cette musique pour apercevoir distinctement les murs crasseux et les fissures torturées au plafond d'une chambre dhôpital, la chambre numéro douze. Longtemps j'ai recherché une musique qui se serait, de fait, approchée de ta description, mais je concède que je n'ai jamais plus entendu la moindre chose d'approchant. Il est même possible que j'aie à nouveau entendu la musique que nous nous entendîmes, mais, en ton absence, je ne l'ai pas reconnue. Peut-être ne l'aurais-tu pas reconnue non plus, après tout ta description avait la cinglance nette de l'inspiration subite du moment, et qui survit toujours si mal au lendemain. Nous nous accordions peu sur la musique, de toute façon. J'écris cela, mais c'est manière. Tu aurais été là et nous aurions rebroussé des couloirs du métro à contre-courant tout comme je le fais avec des mots maintenant, pour emmerder le monde, tout simplement. Tu aurais été là et nous aurions emprunté des chemins, loin des ferrailles, mais les yeux rivés sur ce qui pourrait croiser notre regard, à nos pieds. De ces promenades, je ne serais pas revenu les poches gonflées des trouvailles habituelles, laissées pour compte, au statut tellement incertain, qui sans cesse oscille entre celui dobjet perdu et celui dobjet trouvé. Tu aurais été là, je n'aurais pas eu à m'inquiéter de cerner les mots, pendant qu'ils étaient là, et de concert nous serions allé écluser des ales, au pub, et cela bien avant l'heure fatidique, tandis que je peine pour lui couper l'herbe sous le pied, à cette heure fatidique. Alors fatalement.Tu aurais été là, nous serions rentrés, noirs, bras dessus-dessous, peut-être en chantant, faux sans doute. Entre sans doute et peut-être il y a de la marge, il faudrait être plus précis. Préciser les choses, cerner les mots, ambitieuses intentions.Tu aurais été là et nous nous serions disputé la dernière cigarette d'un paquet mouillé. Tu aurais été là, nous nous serions délecté de constater que l'Eve de l'Agneau mystique de Van Eyck a un oeil qui dit merde à l'autre. Ça n'est pas flagrant, mais nous l'aurions remarqué sans mot dire. Tu aurais été là et nous aurions joué au jeu. Jusqu'à plus d'heure.Mais principalement à celui de Monsieur et Madame Machin ont un fils. Je me souviens de Monsieur et Madame de Proust qui ont eu une fille quils ont appellée Madeleine, plus tard elle ouvra un magasin de souvenirs, cest dire si je me souviens. Ça dégénère. Tu aurais été là, nous aurions lu, mais non ... Tu aurais été là, nous aurions bu, cela sans aucun doute. Jusqu'à plus d'heure. Jusqu'à plus soif.Tu aurais été là, nous nous serions querellés, sur des détails, bien sûr. Des fois cela nous aurait fait rire, d'autres fois pas du tout. Tu aurais été là et tu aurais fraternisé avec des clochards de rencontre, tu aurais bu à leur bouteille, je me serais, bien sûr, tenu à l'écart. Tu aurais été là et nous aurions été jaloux l'un de l'autre. Tu aurais été là et nous aurions essayé chacun de notre côté d'attirer telle ou telle personne au lit. L'un de nous aurait baisé, l'autre y aurait pensé, rêvé ou bien même peut-être y aurions-nous tous les deux pensé, rêvé, après tout nous n'étions pas irrésistibles, ni l'un ni l'autre. Tu aurais été là, mais non, là c'est impossible, il aurait vraiment fallu que tu sois là. Tu aurais été là et nous aurions compté les corneilles, one for sorrow, two for joy, three for girls and four for boys, five for silver six for gold and seven for a secret never to be told. Tu aurais été là et nous nous serions souvenus de choses, d'anecdotes, des vraies, on dira des telles quelles et puis des autres, celles un peu exagérées aux entournures. Finalement je ne donne pas d'exemple, nous nous serions souvenus, c'est tout ; un point-virgule, c'est tout. Tu aurais été là et nous aurions bu, à n'importe quelle heure, n'importe où, n'importe quand et n'importe comment, mais pas n'importe quoi. Tu aurais été là, nous serions allés à Bruges ensemble pour aller à l'exposition de Memling, nous nous serions pâmés devant le lion de saint Jérôme, tant Memlinc n'en avait visiblement jamais vu un de ses propres yeux. Comme moi tu aurais pensé que c'est une chose merveilleuse que d'essayer de représenter une chose que l'on n'a jamais vue, j'aurais dit et puis non ce sont là des considérations stériles : ce que j'aurais dit importe peu. Je suis encore là pour le dire, moi. Le lendemain, tu aurais été là, et nous serions retournés à Gent, pour se refendre la pipe devant les yeux de l'Eve de l'Agneau mystique. Tu aurais été là et nous serions allés au Dolphin, un vendredi soir, écluser des mousses, pas jusqu'à rouler sous les tables, mais assez pour, en sortant, uriner dans les boîtes aux lettres alentour. Tu aurais été là et nous aurions fait sauter M sur tes genoux. Et puis je suis parti à Portsmouth. Un jour de plus grand courage que les autres, je poussais mes pas au-delà de la plage. C'était marée basse. Marée basse rendait les choses possibles. À marée basse il devenait possible d'enjamber un petit bras de mer à moindre frais et puis de marcher, plus à l'aise, sur le sable souple et humide de marée basse. Plus bas de courtes vagues, vaguelettes, se brisaient en deux, les unes sur les autres, comme du travail mal fait, bâclé. La marée bâclait la marée basse. La marée était devenue beaucoup moins bruyante, les galets plus haut n'étaient plus charriés par le ressac - le sous-orteil comme le veut l'expression anglaise - et les vaguelettes atteignaient des hauteurs ne dépassant pas deux ou trois pouces. J'avais enfin atteint ce bras de plage assez étendu, à la terre meuble sous mes pas. Je pouvais marcher. Enfin. Seul. Entre chiens et loups, aussi, des détails, j'en oublie toujours, même parmi les plus importants.La mer s'était calmée davantage encore. Les vaguelettes avaient faibli, encore un peu plus. Je décidai de marcher sans but, ni sans me fier à l'absence grandissante de lumière. J'y verrai bien assez clair sur cette terre meuble, et élastique, avais-je même dit à voix haute, en marquant bien les virgules. Plus loin, se confondant à l'horizon pour tout un chacun qui n'y verrait plus très clair, une ligne noire épaisse cernait l'horizon par le bas. À mesure que j'avançais cette ligne s'épaississait mais aussi se dissociait de l'horizon en baissant, il n'était plus permis de douter : une jetée dans la mer. Il faisait aussi tellement sombre, bientôt l'heure, je me fis un devoir de rebrousser chemin, ce qui fut fait tout comme un jour de juillet je détournai finalement le regard des petites poignées de terre qui s'accumulaient sur ton cercueil, six pieds plus bas, je détournai le regard pour rebrousser chemin, sans même donner un coup d'oeil en arrière, l'heure des coups d'oeil en arrière avait cessé depuis qu'il ne nous avait plus été donné de porter le regard l'un sur l'autre. Les deux consanguins habitent dans deux maisons. Les deux maisons sont mitoyennes, il n'est pas difficile de prendre l'une pour l'autre et pourtant dans l'une, là où les murs sont blancs, dans l'autre ils sont couverts de sapin, en lambris. Dans son rêve, les choses allaient atteindre leur fin. La balle allait l'atteindre tandis qu'il savait aussi qu'avec la balle arriverait un autre soubresaut, plus bas, pas dans la tête, non, sous le ventre, qu'il allait se répandre, un peu, finalement, à la manière des pendus. La chose rêvée étant, bien entendu, beaucoup plus élégante que la chose écrite. Il se réveilla, la cuisse dans une fâcheuse position, n'épargnant rien, dans sa pression, de l'entrejambe. [ Puis, dans le même rève, les deux extraits mêlés, intriqués ensemble comme seuls les rèves savent le faire. ] J'aurais pu écrire les choses ainsi. Tu aurais été là et nous aurions habité deux maisons très semblables, mitoyennes, nos intérieurs eussent été dissemblables, tes murs à toi auraient été plus sombres, à peine, de la seule différence qu'il y a entre le sapin clair, non peint, non verni, et le blanc mat. Ta maison te ressemble tout comme la mienne m'aurait ressemblé. Nous aurions connu un égal bonheur à en faire le tour, à se rendre visite, aussi, de nos visites, seraient nées des conversations paisibles. A la fin des visites, nous nous serions quittés aimablement, dans l'attente de la prochaine visite. À cela nul n'aurait trouvé à redire, ni même se seraient trouvés de bêtes badauds pour moquer nos rites - phrase alembiquée telle quelle fût prononcée, sur le ton dun serment, dans le rève. Chacun se serait sans doute appliqué à rester étranger à nos plaisanteries tout en enviant la complicité qui les aurait vu naître. Plus tard, tandis que le réveil serait encore peuplé des pensées du rève, je n'arrêterai pas, ni n'aurais de cesse de dire et décrire, tu aurais été là et à cela j'ajouterai toute bonne chose, ou tout bon mot qui me passerait par la tête, toutes choses dont j'aurai acquis l'envie, même très récemment c'est-à-dire bien après le début de ton absence. Car, maintenant, à la liste des absents tu réponds présent. Pour finir et pour éviter d'oublier, tu aurais été là et nous aurions nagé le papillon, côte à côte, dans l'eau calme, et dans le sens du courant, du canal de Bourgogne entre Tanlay et l'écluse numéro quatre-vingt neuf, un peu avant Saint Vinnemer, sur le Canal de Bourgogne. Nous aurions ainsi fait le tour de l'île de Wight à bicyclette. Quels athlètes nous étions! Voilà, je crois que tout est dit, que rien ne manque, je n'émets aucune certitude mais c'est déjà cela. Je me résous cependant mal à laisser ces pages tranquilles, j'en ajoute encore une autre, deci delà. Point final. Portsmouth, novembre 1995. |