Philippe De Jonckheere / La chaise de Portsmouth

Philippe De Jonckheere est le fondateur d'un des sites littéraires les plus impressionnants par son expansion permanente : Désordre – "la chaise de Portsmouth" est la preuve que Désordre pourrait être encore plus vaste? En septembre, un autre inédit de Philippe De Jonckheere : Chinois (ma vie)

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précédents textes de Philippe De Jonckheere sur remue.net :
Solo (mai 2001)
Comment j'en suis arrivé à un tel désordre (novembre 2001)

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Lorsque je suis arrivé à Portsmouth en juin 1995, le grand appartement vide ne contenait que cette chaise. J'étais frappé par sa laideur a priori, ses formes n'étaient que purement fonctionelles et la couleur de son similicuir n'irait à l'évidence pas avec aucune de mes affaires qui allaient bientôt peupler mon grand appartement. Je m'assis cependant dessus, je remarquais tout de suite qu'en dépit de son aspect rudimentaire elle m'offrait exactement le confort que j'avais toujours rêvé qu'une chaise me donnât. Et de fait, pendant trois ans, j'ai toujours eu plaisir à m'assoir sur cette chaise pour me mettre au travail. Je m'étais parfaitement accoutumé à ses plus imperceptibles craquements, au poids de son dossier dans ma main quand je la tirai de dessous ma table de travail ou quand je la rangeais, le siège sous la table. A vrai dire dans cette grande pièce elle demeura le seul élément de mobilier effectivement prévu et conçu pour que l'on s'assoit dessus. En fait je ne m'étais jamais vraiment aperçu qu'en dehors de cette chaise sur laquelle je m'asseyais maintenant sans y réfléchir il n'y eût pas d'autre chaise, de fauteuil ou de canapé dans la grande pièce principale, ce furent mes premiers visiteurs qui visiblement embarassés de savoir où il était convenu qu'ils s'assoient qui finirent par me mettre la puce à l'oreille, je leur prêtais alors cette chaise ( dont ils n'avaient pas l'air de se rendre compte de son confort optimal miraculeux ) et j'allais m'assoir sur un coin des deux coffres de la pièce principale. La hauteur de cette chaise ( un peu plus haute m'a-t-il toujours semblé que la normale pour une chaise ) était également parfaite ( en toute honnêteté, tout dans cette chaise était parfait à mes yeux, n'était-ce, toujours, la couleur de son similicuir qui de fait jura toujours dans la grande pièce principale d'avec les objets qui finirent par l'entourer ), ainsi, lorsque je peignais au sol ( j'ai toujours peint et dessiné au sol ) ou que j'étalais de grands tirages à terre, assis sur la chaise, il me semblait toujours que je fûs à une hauteur idéale, me donnant exactement le recul que je souhaitais, et pour les séries d'images plus amples ou pour les peintures plus grandes, je montais sans mal sur la chaise et de là-haut aussi, juché debout sur la chaise, j'étais toujours à la bonne distance pour embrasser d'un seul regard circulaire mon travail. De même, il me suffisait de monter sur cette chaise pour atteindre le plafond en levant les bras ce qui m'épargna de nombreuses fois de devoir sortir mon escabeau, et en y réfléchissant mieux maintenant, je n'ai effectivement jamais sorti mon escabeau de son placard à balais lorsque j'habitais à Portsmouth. De nombreuses fois j'ai bu à toutes petites lampées un doigt d'un de mes très bons whiskies ( j'ai toujours eu du très bon whisky chez moi ), assis sur cette chaise, parfois même au milieu de la grand pièce principale, il m'a toujours semblé que la raideur du dosseret m'empêchait toujours de sombrer tout à fait dans le confort et le relachement quasi-atharaxique qu'il eut été normal de ressentir après déjà un demi-verre de très bon whisky, et que cette raideur était précisément là qui m'empêchait de m'apesantir gardant à l'esprit toutes mes facultés de concentration au demeurant indispensables pour apprécier à leur très juste valeur toutes les nuances légèrement tourbées de mon très bon whisky. Cette même raideur, en dépit du confort parfait du siège m'aidait beaucoup dans mon travail aussi, puisqu'attablé, mon dos était maintenu, m'empêchant de s'affaiser tout à fait et plus tard d'en ressentir des courbatures fourbues. Non, jamais chaise ou tout autre élément de mobilier ne m'avait si parfaitement convenu, n'était-ce, vraiment, la couleur du similicuir recouvrant le siège et qui décidément ne s'accomodait nullement du voisinage chromatique d'aucuns des objets et des meubles de la grande pièce principale. En juin 1998, je décidai de revenir en France. Dans la cohue du déménagement, parmi les cartons, la chaise était là, assez imperturbable, comme inammovible, toujours prête à m'offrir son confort si particulier et si parfait pour des moments de répit. Le dernier jour je suis descendu dans la rue pour jeter toutes sortes de déchets dans la large poubelle sur le trottoir d'en face dans la London Road et c'est à cette occasion que je me suis aperçu, pour la première fois en trois ans, que je passais régulièrement devant sa devanture, que onze chaises, en tous points exactement identiques à la mienne, peuplaient la petite salle de lecture de la minuscule bibliothèque municipale de North End, mon quartier à Portsmouth. Si le mystère de la provenance de cette chaise se dissipait d'un seul coup (puisqu'à l'évidence la petite bibliothèque municipale de North End était en face de chez moi, elle ne pouvait maintenant être autre que le lieu de provenance de ma chaise ), un autre problème ( un problème de consience celui-là ) survenait: que devais je désormais faire de ma chaise puisque j'en connaissais maintenant l'initial propriétaire? En cela mon problème ressemblait à celui d'une personne qui adopterait un chien égaré, en ferait ce que l'on appele son fidèle compagnon, et puis des liens s'étant créés, le précédent maître du chien referrait surface: que faire du chien? J'imagine que dans ces cas là, la règle qui prévaut est de laisser le chien décider, ce qui revient quand même à fuir un peu ses responsabilités d'homme et d'accepter le jugement du chien en quelque sorte. Cela ne garantit en aucun cas que la décision du chien soit juste et cela ne m'aidait pas du tout à résoudre mon problème avec ma chaise qui avait apparemment retrouvé son maitre précédent, puisqu'à l'évidence je ne pouvais pas demander ce qu'elle en pensait à la chaise ( je ne dis plus "ma chaise" ). Comme je l'ai abondamment souligné, j'avais développé un rapport un peu particulier avec cette chaise qui m'avait toujours donné toute satisfaction en tant que chaise, elle était comme je l'ai dit, tout ce qu'une chaise pouvait être pour moi, me donnant tout le confort que j'avais révé jusque là qu'une chaise m'offrît. D'un côté, je me disais qu'on ne se sépare pas comme ça de la chaise que l'on a toujours envié d'avoir, d'un autre côté, la petite salle de lecture de la bibliothèque municipale de North End faisait un peu pitié avec ces onze chaises à la douzaine, toutes ces chaises partageant avec celle qui fut ma compagne pendant trois ans une patine admirable, une patine municipale ai-je envie de dire. Ce jour-là, la salle de lecture était pour ainsi dire vide, mais je ne jugeais pas que ce fût là un prétexte pour ne pas rendre la chaise, après tout, la personne responsable des achats dans cette bibliothèque municipale avait signé un bon d'achat pour douze chaises et non pour onze, or on pouvait surement faire confiance à cette personne, elle devait savoir mieux que personne combien de chaises étaient nécessaires pour sa salle de lecture et qui aurais-je été pour contester cette estimation faite par une personne idéalement placée pour savoir combien il fallait qu'il y ait de chaises dans la petite salle de lecture de la bibliothèque municipale de North End. Et je crois que c'est le respect de cette compétence que je n'entendais pas discuter et puis aussi le sentiment de pitié qu'inspirait cette petite salle de lecture d'un quartier populaire de Portsmouth, dans laquelle je ne manquais pas d'imaginer avec romantisme que peut être une vocation pour la littérature puisse naitre dans la tête d'un des plus jeunes habitants du quartier qui à son tour deviendrait un écrivain ou encore, qu'il fût possible que la chaise vienne à manquer ( si la chose ne s'était pas déjà produite durant les trois ans pendant lesquels j'avais indûment fait mienne cette chaise ) à une personne agée et qui ce jour là n'aurait pas pu trouver, dans un épais traité de philosophie la réponse existentielle à une question qui avait tarraudé une vie entière. Je remontais, empoignais une dernière fois le dossier de la chaise et la descendis comme ça, par le dossier, sans plus de ménagement, je me donnais une contenance dans la dureté de mes gestes, je finis par déposer la chaise devant la petite baie vitrée de la salle de lecture de la bibliothèque municipale de North End. Là sur le trottoir, contre la baie vitrée elle n'était plus séparée de ces consoeurs de manufacture que par le carreau de la baie vitrée et je ne doutais pas qu'une personne employée de la bibliothèque finirait par s'apercevoir que la douzième chaise de la salle de lecture avait fini par reparaître. Je remontais vers chez moi sans un regard derrière moi: mon appartement était maintenant vide, les derniers cartons avaient été descendus par Katy et Julien, l'appartement était tel que je l'avais trouvé en arrivant à Portsmouth en 1995, la chaise en moins. Je n'ai depuis jamais retrouvé de chaise qui me convienne comme celle là me convenait en tous points, dans son équilibre parfait entre la raideur du siège, l'épaisseur exacte de son molleton, sa hauteur sans doute un peu supérieure aux normes préconisées dans la profession des fabricants de chaises, et sa largeur qui convenait si parfaitement à celle de mes hanches. Je me console parfois, de ce confort disparu en revoyant mon vieillard au soir d'une existence qui ne fut pas toujours rose lire avec gourmandise quelques belles phrases de Descartes ou de Platon, ou à la petite tête blonde plongée dans les récits de Moby Dick ou de l'Ile mystérieuse, tous deux assis sur celle qui fut, durant trois ans, ma chaise.