Dominique Dussidour / Réza Barahéni : l'inimpossible romanesque | |
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Dominique Dussidour / L'inimpossible romanesque «
J’écris en cécité. Ma langue a été rendue
aveugle »
Antinoüs
Les saisons en enfer du jeune Ayyaz. Peu avant sa mort Abolfazl Mohammad-Ibn Hossein Kateb Beyhaghi, dit le chroniqueur, confie à son disciple, dit le scripteur, le manuscrit des aventures d’Ayyâz et de Mahmoud racontées du point de vue d’Ayyâz, « narrées de l’intérieur, oui, comme considérées par un œil interne ». Le scripteur lit le manuscrit. Le texte se grave avec ses moindres détails dans son esprit. Bientôt les espions de Mahmoud et de son fils « rincent » le livre à grande eau, en effacent les caractères. Détenteur de la dernière version, le scripteur la retranscrit sur papier au mieux de sa mémoire. Il « a cherché, dit-il, non pas seulement à narrer des événements, mais aussi à proposer une méthode de narration. Une histoire peut être contée de mille façons ; l’Histoire elle-même peut être écrite de mille et une manières ». Maintenant première injonction du
roman : Le supplice est un démembrement : l’amputation à la scie et à la hache des bras et des pieds, avec des ciseaux de la langue d’un homme attaché à un échafaudage reposant sur deux fourches. Chaque moignon (épaules et mollets) est ensuite plongé dans l’huile bouillante à fin de cicatrisation. Ayyâz et Mahmoud se tiennent de part et d’autre du corps cependant qu’aux pieds des deux échelles et du gibet une foule, le peuple, ivre de sang et de soumission, encourage le supplice et hurle de joie. L’image d’un Golgotha transposé sur les hauteurs de Silling qui offrirait là son ultime représentation est picturale, plastique, indélébile. Le chariot qui transporte l’homme amputé et muet et ses deux bourreaux se met en mouvement. Le mouvement va durer deux heures, un roman, le temps de parcourir la distance du désert à la ville, le temps de faire d’un homme mort une statue. Déplacement et durée (deux heures ou deux mois, lecteur, celle de ta lecture t’appartient) forment les coordonnées spatio-temporelles de la trame romanesque. De ce trajet vers la ville susceptible de latitude et longitude, de ce temps susceptible de sabliers et chronomètres, vont s’élever des flèches narratives, autant d’allées et venues entre le palais de Mahmoud et ses alentours, entre l’aujourd’hui et ses hiers. En des scènes et des récits plus ou moins longs, plus ou moins elliptiques, dispersés et réfractés le long de la route telles les pierres polies du désert par le plomb du soleil, le jeune Ayyâz raconte son histoire, ses saisons en enfer. Le premier voyage est celui qui l’a conduit avec son père le Khâdjeh, conseiller du monarque, au palais où l’Émir, le père de Mahmoud, venait de mourir. En pleine nuit un garde a frappé au domicile du Khâdjeh, l’a convoqué avec un de ses quatre fils. C’est Ayyâz qui a été choisi par son père et sa mère, parce que le plus jeune, le plus indéterminé, celui qui ne témoigne encore d’aucune qualité particulière, ni intrépidité, ni sagesse, ni patience, un corps neutre. Ayyâz et son père traversent la ville, arrivent au palais. Trois chambres les attendent. Dans la première le père doit interpréter trois rêves. Dans la deuxième repose le corps sans vie de l’Émir devant qui le père récite la prière des défunts avant de procéder à la toilette mortuaire. Ayyâz entre seul dans la troisième où se tiennent la Laie, veuve de l’Émir, mère de Mahmoud, et Mahmoud. (C’est un roman d’apprentissage gémellaire, d’expérimentation de soi sur le tain de miroirs renvoyant des images distordues par la dialectique du tyran et du giton : l’un apprenant à exercer le pouvoir, l’autre définissant peu à peu sa place d’adorateur, le pouvoir et la servitude s’apprennent conjointement.) Revenons dans la chambre. Ayyâz, l’adolescent vierge de cœur et de croupe, est amené, par innocence, par inconscience, par docilité, à s’allonger sur la veuve de l’Émir et à lui faire l’amour tandis que, par derrière, Mahmoud le sodomise. Avant l’orgasme qui unira la Laie et Mahmoud, Ayyâz s’échappe d’entre les deux corps, qui finissent l’amour ensemble, et se glisse hors du lit. Effrayé, meurtri, il sort de la chambre, s’élance dans le jardin Firouzi, sort du palais, erre dans les rues de la ville. Déjà amoureux, désormais sans lieu (il n’est pas de ces fils qui retournent au foyer familial les mains vides, c’est-à-dire sans père), il revient au palais afin de se consacrer à l’amour qu’il éprouve pour Mahmoud et à l’amour que celui-ci éprouve pour lui. L’histoire d’Ayyâz et de Mahmoud peut commencer, une histoire d’amour entre deux fils orphelins de leurs pères qui vont affronter solidairement, quoique hissés sur deux échelles parallèles, la même raréfaction de l’air aux sommets du pouvoir, cette épopée du patriarcat qu’est l’histoire des dynasties de monarques et de leurs guerres pour se maintenir sur le trône. Ayyâz ressortira deux fois de ce harem masculin dont il est l’unique esclave. En l’absence de Mahmoud parti guerroyer au loin, et grâce à la complicité du chambellan Teymour, il quittera le palais afin de rechercher en compagnie de ses frères Manesour et Youssef leur frère Samar. La troisième sortie du palais aura pour but de voir le visage et identifier l’homme qui a tenté d’assassiner Mahmoud lors de la grande fête donnée pour son retour de la guerre. Chaque sortie hors du palais et de la ville, chaque voyage dans la mémoire mènent Ayyâz à un cadavre : celui de son frère Samar le poète, celui de son camarade Djalil le révolté. Durant ces échappées narratives la traversée du désert s’est poursuivie, maintenant le chariot entre dans la ville où le démembrement du corps mort (une statue) connaît son apogée : il est fendu en deux d’un coup de hache. Une certaine intelligence ou une certaine indifférence, teintées à parts égales de narcissisme et d’impuissance à saisir le réel hors de soi, conduisent Ayyâz à appréhender la ville comme inscription de l’arbre généalogique de l’Histoire et l’Histoire comme cachette et cachot, à reconsidérer les rapports entre l’individuel et le collectif (« mon histoire individuelle est l’histoire occulte de ceux de mon peuple »), à s’étonner de son corps amoureux traversé par le plaisir sensuel que lui fait connaître Mahmoud – pourquoi ai-je du plaisir avec ce corps ? du plaisir à pratiquer cet acte de chair ? -, à réfléchir sur le pouvoir qui, des dieux aux émirs, des califes aux vizirs, sait s’emparer des individus corps et âme, les faire jouir et en jouir, et sur le plaisir qu’éprouvent des individus devenus collectivité à être soumis et à jouir de cette soumission. Le pouvoir de Mahmoud s’exerce sur un territoire à la fois géographique et mental. Au centre, dans le palais, bat le cœur amoureux et sans partage du tyran qui a fait des habitants ses sujets adorateurs. Ils comprennent la raison de sa tyrannie : le tyran aime le pouvoir. Il le leur doit et il l’incarne, c’est ainsi que ses sujets y participent. Si le tyran disparaissait ils disparaîtraient avec lui. Ils le savent, c’est par amour qu’il emprisonne, supplicie et tue, et ils l’acceptent. Contre un regard du tyran qui se posera sur eux, leur amour aveugle et lâche est prêt à tout comprendre et à tout accepter, jusqu’à chanter ses louanges au cœur du supplice qui les annihile. Que ne comprendraient-ils, que n’accepteraient-ils au nom de l’amour ? (Le discours d’Ayyâz est le premier, il n’est pas le seul possible. Suivraient celui de Mahmoud et celui de Manesour.) Si l’histoire du pouvoir est ainsi l’histoire du pouvoir de l’amour, quelle est l’identité de l’homme supplicié, amputé, mis à mort, statufié, l’identité de celui qui dit être la Vérité ? Le père d’Ayyâz ? Ou l’Auteur, qui se revendique absent de ce texte dont personnages et lecteurs ne seraient que cartilages craquant entre les mâchoires de la fiction ? Acte d’Œdipe qui tue son père ou de Cronos qui dévore ses fils, le démembrement de la Vérité est-il l’ultime lecture des fragments de la tragédie dionysiaque avant dispersion définitive ? Écrire un roman ou un texte sur un roman s’ordonne selon le même processus que construire une maison : choisir un emplacement, délimiter une surface, poser une première pierre. À partir de là s’organiseront le terrassement et la maçonnerie. Depuis que j’ai commencé à prendre des notes sur les romans de Réza Barahéni en vue d’écrire ce texte, ce que je lis, ce que je vis, mes souvenirs mêmes (j’en parle plus loin), mon travail s’organise autour. Je lis dans Ayyâz : « Quelques minutes plus tard, nous parvînmes devant le palais de l’Émir. Comment aurais-je pu alors savoir que l’Histoire allait s’écrire sur ma croupe ? Comment aurais-je pu savoir que j’allais pousser une lamentation, qui, en ce moment même, est émise par mon peuple passif, couché à plat ventre devant la silhouette de l’homme amputé ? (…) Comment aurais-je pu savoir que j’allais pousser la même lamentation qu’en ce moment le chœur national des chiens hurlants pousse devant la silhouette amputée dressée sur le gibet ? » et ces phrases de L’enfer, dit-on de Bernard Noël me semblent avoir été écrites en écho : « L’espèce installe en nous une chaîne. Tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, ressemblent à ce dieu sombre : ils veulent confisquer à leur profit la totalité de l’énergie. Plus de désordre, plus de révolte. La loi remplace l’instinct. Le cul désormais doit servir, en apparence selon la nature ; en réalité, selon la frustration générale. Et la violence s’impose doublement : d’en haut, par la contrainte ; d’en bas, par l’obéissance », comme celles-ci de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész : « J’ai pris une part modeste et pas toujours très efficace au complot silencieux ourdi contre ma vie, dis-je à ma femme. Auschwitz, dis-je à ma femme, représente pour moi l’image du père, oui, le père et Auschwitz éveillent en moi les mêmes échos, dis-je à ma femme. Et s’il est vrai que Dieu est un père sublimé, alors Dieu s’est révélé à moi sous la forme d’Auschwitz… »
La narration est celle d’Ayyâz, nous a dit le scripteur dans l’Avant-propos. En effet, quel besoin Mahmoud aurait-il de narrer son histoire ? Son histoire, il la grave sur la chair du peuple, sur la chair de ses sujets à coups de rafles et d’arrestations, à coups de fouets et de supplices, à coups de tables de la loi, de répression et d’arbitraire. Il le sait : il s’en trouvera toujours au moins un, chroniqueur ou scripteur, qui, par éthique professionnelle ou par rage, la racontera, toujours au moins un, poète ou asservi volontaire, qui, par haine ou par amour, se souviendra de l’avoir lue et la racontera à son tour. Esclave ou tyran, les instruments de celui qui entreprend le récit ne sont pas les mêmes. D’un côté, l’épée. De l’autre, le calame. Il est de l’intérêt de l’épée de faire croire que le calame a plus de force qu’elle. Il est de l’intérêt du calame de faire croire que l’épée est plus dangereuse que lui. Leur face-à-face appartient à la fois à l’histoire de la littérature et à celle du pouvoir. Les circonstances de l’écriture et de la publication de ce roman ne sont pas anecdotiques ou bavardes, elles sont révélatrices de ces deux histoires. À la dernière page, Réza Barahéni donne cette indication (habituelle) : « Téhéran, juillet 1970 » et celles-ci (qui le sont moins) : « 1er djämâdi al-sâni 1390 de l’Hégire du calendrier lunaire. Tir 1349 (calendrier solaire iranien) – Téhéran. » Ayyâz a été écrit sous trois registres temporels différents, calendrier chrétien, calendrier lunaire musulman, calendrier solaire iranien, sans compter ceux de l’imaginaire qui ne comptabilisent plus depuis belle lurette leurs naissances, leurs soleils et leurs lunes. Voilà qui explique la profusion et la circulation des images et des bibliothèques qui soutiennent la fondation, l’ampleur et la beauté de ces pages. Et pour la publication, ceci : imprimé à Téhéran un an plus tard, en 1971, pour Amirkabir Publications, il a été interdit avant parution. Depuis, la scène d’ouverture a paru dans God’s Spies : Stories for Difficult Times (Les espions de Dieu : Histoires pour des temps difficiles) à Toronto en 1999, le roman entier ayant été précédemment traduit, annoté et présenté par Carter Bryant dans le cadre d’un diplôme de l’université du Texas, à Austin, en 1982. Il a été publié aux éditions Pauvert en 2000, les éditions Fayard ayant maintenant entrepris la traduction et la publication des œuvres complètes, plus d’une soixantaine d’ouvrages : romans, poésie, essais, critiques. De
nombreux textes de Réza Barahéni ont été censurés
: C’est la fiction qui a le plus souvent été la cible de la censure, davantage que la poésie et les essais, et sans doute c’est de la fiction et de l’imaginaire que les régimes en place savent avoir le plus à craindre : une fiction n’est jamais ni vraie ni fausse, on ne peut lui opposer aucun contre-argument, elle est incontestable, irréfutable. Par ailleurs les arrestations de Réza Barahéni par le régime du Shah puis par le gouvernement islamique ne sont pas sans rappeler les emprisonnements du marquis de Sade par le pouvoir royal puis par le pouvoir révolutionnaire. Même si, Gilbert Lely l’a raconté dans sa Vie du Marquis de Sade publié en 1982 chez Garnier grâce, déjà, à Jean-Jacques Pauvert, la première arrestation de Sade le fut pour des raisons de convenance familiale, on sait combien la famille et le pouvoir aiment accorder leurs postures bienveillantes pour s’exercer contre la liberté de penser. On a évoqué Sade, la traduction du titre évoque Rimbaud. Les Saisons en enfer (1873) comme Les Saisons en enfer du jeune Ayyâz (1971) exposent des « illuminations », des « épiphanies », de précises et précieuses certitudes acquises dans l’ordre du langage sur la marche tantôt somnambulique tantôt titubante du chariot du réel qui emporte avec lui la littérature et ses œuvres qui dialoguent et se répondent. Les surréalistes l’ont compris. Juliette ou les Prospérités du vice et une lettre de Sade à son épouse, Un cœur sous une soutane et une lettre de Rimbaud à Ernest Delahaye figurent dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. (L’anthologie de quel humour, de quelle noirceur sommes-nous, aujourd’hui, en capacité de composer ?) Ayyâz de Réza Barahéni y eût figuré, qui deux cents ans après Les Cent Vingt Journées, cent ans après Les Saisons en enfer dialogue avec la littérature française. Deux cents ans pour répondre à Sade, cent ans pour répondre à Rimbaud, ce n’est pas si long pour un tel enjeu, qu’il le soit fait en persan leur aurait plu. Ce n’est pas tout de dialoguer et de répondre à travers les siècles. Il a fallu à ce roman, pour que nous le lisions, trente années pour franchir la distance qui sépare Téhéran de Paris, un peu plus de quatre mille kilomètres à vol d’oiseau sur une carte de dictionnaire, soit environ cent quarante kilomètres ou treize pages par an du persan au français. Il y a trente ans, en 1971, dans un restaurant de bord de route entre Téhéran et Qazvin, le patron, afin de témoigner de son amitié pour la France et les Français, offrit du thé et fit écouter des disques d’Enrico Macias et de Franck Pourcel à quatre jeunes voyageurs qui revenaient d’Afghanistan. Puis il leur montra un magazine de mode iranien avec les photos en couleurs des robes d’apparat portées par la Chahbanou lors des fêtes de Persépolis. Je le sais aujourd’hui, Ayyâz venait d’être interdit et pilonné - de façon imagée l’anglais dit pulped : réduit en pâte à papier - et le magazine de mode avait peut-être été imprimé avec la pâte à papier recyclée d’Ayyâz. Trente ans pour découvrir le roman de Réza Barahéni qui déjeunait peut-être ce jour-là dans ce restaurant, ce n’est pas si long ni si loin. Quelle œuvre aujourd’hui, dans trente ans, dans cent ou deux cents ans, y répondra et dans quelle langue ?
Transition par l’être et le non-être On pourrait
croire que l’âme
est un pays du temps jadis dont les objets et les habitants se remettent
soudain à se manifester
pour que remontent à la surface au moment opportun leurs archétypes
ou leurs dispositions d’esprit. Cette troupe des profondeurs s’en
prend à la surface de l’âme, et celle-ci en est tellement
saisie, frappée de stupeur, que, pendant un bon moment, elle est
incapable de revenir à son état normal. (...) Au fait,
est-ce qu’à cette minute, tous ces événements
se produisent bien simultanément ? Rien ne saurait être
réel,
et puis non, rien ne saurait ne l’être pas. Parce que la sensation
de non-être est aussi une
Quoi de plus rapide pour perdre ses repères que se déplacer dans le noir, l’obscurité, la nuit ? Quoi de plus conducteur pour s’éloigner que connaître la cécité et croiser la mort ? Le premier voyage d’Élias parcourt un labyrinthe. Certaines nuits un père s’empare d’une besace pleine de clés et entraîne son fils dans les ruelles tortueuses de la ville. Ici et là, le père enfonce les clés dans les interstices des murs. Père et fils arrivent devant de grandes portes en bois toutes identiques. Celle que pousse le père s’ouvre. Ils avancent à nouveau. Le père continue de loger ses clés dans les murs. La rue est maintenant en pente. La ville devient peu à peu souterraine jusqu’à l’entrée dans un jardin inondé d’une « lumière absolue », où se tient assis un homme gigantesque. Pas un mot n’est prononcé. Au retour, le père reprend ses clés, les remet dans sa besace. Sous les mains de l’adolescent éperdu dans l’obscurité, les murs humides, organiques, cœurs ou cages thoraciques, laissent sourdre cris et vociférations, des hurlements de femmes et d’enfants. Le deuxième voyage s’effectue selon une ligne droite et un mouvement uniforme à bord d’un train plongé dans les ténèbres par la pluie. Élias de son nom intérieur, ou Rahmat Charifi de son nom réel, écrivain iranien exilé depuis trois ans aux États-Unis, quitte New York pour le Maryland où, nommé à l’université, il va rejoindre sa femme Manzieh et leurs enfants partis là-bas avant lui. Le troisième voyage, qui débute dans une galerie de peinture de Téhéran, emmène un écrivain d’un certain âge et une jeune femme, la nuit, aux abords du cimetière Hédayat. La femme lui tend un livre où il est lu, et où elle-même figure, ce livre qu’est son existence. Quand il rouvre les yeux, il se trouve dans un panier suspendu en l’air, dans le noir. Le quatrième voyage se déroule dans New York en compagnie de son ami l’écrivain Seyyed Hossein Goharine juste débarqué de Téhéran. Élias vient de publier un livre intitulé « A Khazrân Chaman in New York ». Un essai ayant récemment souligné la relation existant entre les anciennes pratiques chamaniques et l’expression poétique de cet ouvrage, le cercle des Khazars éliasiens l’a invité à faire une conférence et lire ses poèmes. Un panier, auquel le conduit la jeune femme de Téhéran, le redescend ensuite du 61e étage au rez-de-chaussée. Une panne générale d’électricité paralyse la ville en proie à des émeutes et aux pillages des magasins par des truands et des voleurs. Les déambulations d’Élias et de Goharine dans les rues sombres et dangereuses se répètent selon sept variantes qui débutent toutes au pied du même immeuble gardé par un aveugle. Goharine transporte un bidon d’huile dont le contenu va connaître, en tant qu’élément narratif, différentes interprétations. Première variante : « Des textes littéraires, romans, nouvelles, pièces de théâtre, pantomimes, monographies. Rien que des chefs-d’œuvre. Te voici satisfait ? – Pourquoi les as-tu fourrés là-dedans ? – Ce ne sont pas des choses que j’ai écrites, mais les choses que j’étais censé écrire. Pour l’instant je n’en ai pas eu l’occasion. » Deuxième variante : des lettres d’amour adressées à une femme de Téhéran. Dans la troisième variante le bidon devient tellement lourd que nul, hormis Goharine, ne peut le soulever : « Soulever ce bidon ne demande pas seulement de la force physique. Il faut être un initié. Je veux dire par là qu’il faut être son propriétaire. Si ce truc est lourd, il ne l’est que pour toi. C’est à moi. Durant toutes ces années, je l’ai trimballé çà et là. Que penses–tu qu’il y ait dedans ? L’héritage de mon père ? L’utérus de ma mère ? La personne de Dieu ? L’Ancien Testament ? La tête de Gilgamesch ? Le cul de Judas Iscariote ? Le talon d’Achille ou les yeux d’Esfandiâr ? La tête de Tirésias, la barbe bifide de Rostam ? Dis ? Pourquoi tu n’arrives pas à le soulever ? Tu penses que c’est peut-être la tête d’Adam, vieille de sept mille ans ? Hein ? – Laisse-moi essayer une nouvelle fois. » Selon la sixième variante le bidon contient des feuilles de papier couvertes de talismans et de figures géomantiques. Dans New York des trajets s’entrecroisent : les trajets du nom intérieur et ceux du nom réel, les trajets de l’exilé Rahmat et de l’exilé Goharine, les trajets de l’écrivain Élias et de la jeune femme de Téhéran, ici Shirley, qui veut effacer par des gestes amoureux les tortures infligées en prison à Goharine. Ces trajets ne brouillent pas l’espace mais le révèlent, ne le dispersent pas mais permettent d’explorer ses possibilités, sensations, dimensions, profondeurs. Cette nuit-là dans New York des durées s’entrecroisent.
Comme les drippings de Jackson Pollock à force de hasard retrouvant la figure du monde, ces entrecroisements épaississent et composent des images qui sont reproduites dans le roman : œuvres de William Blake et de Max Ernst, dessins et talismans magiques, convoquent les présences de Kafka, de Picasso, de Borges, de Gertrude Stein, d’Homère dont Élias porte en lui les textes comme Goharine à la main son bidon d’huile. Démultiplier les trajets et les durées, en appeler aux mythologies orientales et occidentales, ce n’est pas assez, les segments du temps et de l’espace ne brisent pas si aisément leur trajectoire, et depuis Joyce le roman en a connu d’autres. La distorsion barahénienne du processus narratif s’étend maintenant vers les limites de la fiction afin de les forcer et les franchir, abolir les contraintes de la chronologie et des déroulements qu’elle induit au bénéfice de ses plis et déplis, substituer à la cohérence de la logique repentirs et variantes, aux épisodes avérés les pleins et les déliés du possible. L’époque est savante, « elle pue la phrase », disait déjà Karl Kraus, et nous savons, romanciers ou lecteurs de romans, qu’il n’existe pas une seule et bonne version des faits de la réalité, toutes les autres étant erronées ou mensongères, mais simplement une version plus acceptable, plus concordante avec les constatations, les observations. Existe-t-il cependant une seule et bonne version des faits de la fiction ? Là où nous avons appris à entendre derrière sa prétendue univocité les dilemmes, raisonnements, calculs, leurres et ressorts de la subjectivité humaine, Réza Barahéni avance encore et se joue maintenant de ceux de l’imagination romanesque. Il élargit ses fissures, ses failles, ses lézardes, la fiction à son tour balbutie. Il n’y a pas une seule et bonne version des faits de la réalité, il n’y a pas non plus, raconte-t-il, une seule et bonne version des faits de la fiction, il y en a de multiples. Aucune n’est le brouillon, l’esquisse ou le projet d’une version close, définitive qui serait à établir, ce n’est que coexistence et conjugaison de variations, déclinaisons, angles, extensions, déploiements, que n’effraient ni le paradoxal, ni le contradictoire, ni le négatif, ces creusements de la voix. En 1946, le turc azéri est interdit dans la région de Tabriz. La population devra s’exprimer en persan, langue que personne ne connaît s’il n’est originaire de Téhéran, les livres en turc azéri seront brûlés. C’est avant l’époque des clés et des randonnées dans la ville souterraine avec le père. Élias est alors un enfant qui écrit des articles dans le journal de l’école et s’exprime mal en persan. Sa mère lui conseille de rédiger ses textes en turc azéri, le directeur comprendra ses difficultés, il les acceptera dans cette langue. La mère se trompe : l’enfant est puni, condamné devant tous les élèves rassemblés dans la cour à lécher la feuille du journal rédigée en turc azéri, avaler toute l’encre, toutes les couleurs, toute « cette satanée langue maternelle », qu’on doit taire ou oublier, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une lettre. Sur les lèvres, dans la gorge de l’enfant de Tabriz les encres liquides se sont mêlées. Textes en turc azéri et illustrations, en noir ou en couleurs, y ont laissé leurs empreintes. C’est parmi ces empreintes, cette matière, cette ombre des mots que le roman chemine, à la recherche du souffle qui expire sans jamais s’éteindre entre les lignes de la main maternelle. Un conte talmudique raconte qu’à la vingt-septième tentative de création du monde, Dieu s’écria : « Pourvu que celui-ci tienne ! » L’art romanesque de Réza Barahéni propose un monde inimpossible qui n’exclurait aucune de ses tentatives, ne nierait aucune de ses ombres. Dominique Dussidour. |