Benoit Conort / En vers de prose

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texte inédit, une réflexion sur le verset par Benoît Conort

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En vers de prose

Dans les débats contemporains, il est une opposition étonnamment simplificatrice, qui se réduit en général à poésie versus prose ou pour être exact vers versus prose (la poésie après, - d’après - la prose n’existe pas ; la première est un genre, la seconde une forme ; ce qui existe c’est le vers après - d’après - la prose). De surcroît la poésie dite d’après la prose n’est, le plus souvent, qu’un simple prosaïsme... Ou bien elle ne désigne que l’œuvre en train de se faire par l’exhibition des brouillons... Tout cela ne fait guères évoluer, car relève plus de procédures déclaratives, de prétentions manifestes (ou manifestées), du « romantisme » de la création, que de pratiques scripturales, et d’interrogations sur elles.

On oublie, focalisé sur cette opposition prétendue cruciale, qu’il est une forme qui se situe d’emblée au-delà du vers comme au-delà de la prose, fabriquée, ou, du moins, exploitée, au début du XXe siècle alors même qu’Apollinaire (à la suite de, avant Marinetti ?) supprimait la ponctuation (cette suppression est, paradoxalement, un des premiers éléments de la possibilité de prose en vers, en faisant de la phrase une « variable »). Le verset est cette forme que tant semblent vouloir ignorer ; excès de prose dans le vers, il n’est pas l’intermédiaire entre vers et prose mais la possibilité de dépasser les deux en inventant une autre phrase qui sera proème (et non l’ordinaire et banale prosaïsation du vers), retour critique de la prose sur le vers quand elle vibre au pli du vers.

Sans doute, affirmer l’importance du verset n’est pas faire œuvre d’originalité... Mais quelle nouveauté est rupture véritable ? C’est pas si simple.

Disons le verset. Il a connu une étrange carrière, depuis Claudel, Péguy, Segalen et Saint-John Perse, les quatre inventeurs, hommes de l’ontologie sacrée, de la transcendance catholique pour Claudel et Péguy, de la transcendance laïque pour Segalen et Perse (et on remarquera qu’il « succède », historiquement, dans la poésie française, au poème en prose, engendré par Claudel après la lecture de Rimbaud, et par insémination catholique, organisme de toute évidence génétiquement modifié). Ce fut ensuite Jouve, dans deux livres cruciaux où ce dernier, par la force d’un « cygne » abolit la figure de « la muse qui est la Morte » et renverse toutes les perspectives de son œuvre passée, travaillant ainsi à la désacralisation d’une forme qu’Edouard Glissant pliera aux nécessités de l’Histoire (cette navette entre le cri et la parole) et que James Sacré fera « passer » de la transcendance à l’immanence, d’une pensée pré-saussurienne à une pratique post-saussurienne. Le verset devient définitivement forme et souple et apte à dire... Un mécrit peu commun, tournant le dos tant au vers qu’à la prose.

Le verset est cette défragmentation du vers, l’outil du retour au récit dans la poésie. L’universel reportage retrouve le sel du vers dans le récit, et même si c’est « quelque chose de mal raconté» même si c’est quelque chose qui vient nous perturber, comme une histoire d’amour un peu parallèle, un peu a-normale, à rebours du sens commun, dans le verset quelque chose se passe du récit.

Verset implique jeu de rythme et mesure ; il est séquence, disharmonie, rupture par la musique de la musique, et « unique cordeau des trompettes marines » lequel n’est, du strict point de vue de la versification ni vers, ni prose mais rythme suspendu.

Il y a quelques années un professeur de la Sorbonne enseignait à lire Claudel et ses Cinq grandes odes en découpant chaque verset en mètres nombrables et scandables, le réduisant ainsi. Faire cela avec toute prose est parfaitement possible, mais ne suffit pas à faire de la prose une somme de vers. De même, abolir toute mesure au sein du verset, ne l’amènera pas à la prose; toute mesure dans le verset est flottante, aléatoire. Là où Verlaine réclamait l’impair, le verset lui, passe, joue et gagne, tombant toujours sur l’autre mesure, la non-comparable, et la non-modélisable. Forme qui s’écarte des modèles - ils sont à eux-mêmes leur propre sclérose, l’unification de l’un universel, le rêve normalisateur de l’occident qui a tant coûté de sang et de larmes - elle est tension à ras de page, grincement, craquement, heurt sur la page ; le verset ne résout rien, ne se résolvant à rien. Il résiste de toute la souplesse rugueuse de ses mesures démesurantes. Ni concrétion, ni liquide, il est cela même qui plie sans jamais rompre. Abus de vers dans la prose, vers imbu de prose, le verset, vers de prose, phrase en vers de prose, renverse les perspectives de la poésie, en libérant ses formes, au pli du vers et de la prose, il dé-range l’un et l’autre, c’est là sa principale vertu.

Il reste à poser la question de la ponctuation (entre volumes métriques, mesures incertaines, groupes rythmiques, et contraintes syntaxiques). La suppression de la ponctuation, dans le cadre d’un système incertain, est essentielle, au moins dans un premier temps, car cela renforce le principe d’incertitude et la lecture aléatoire, jette le trouble dans le sens. J’entends par là qu’on ne bascule pas dans le non-sens (ce dernier n’existe pas, c’est là tout le drame ; tout a, hélas, un sens, même si nous sommes opposés à ce sens, même si ce sens nous paraît in-sensé, ce n’est jamais que par rapport à notre sens, qui n’est pas nécessairement le sens comme-un) mais le verset se refuse à imposer un sens, hésite entre des variables, prononce un mouvement chaotique. La ponctuation, son absence ou bien sa variabilité, est un des vecteurs de ce chaos, ce qui ne signifie pas l’absence d’ordre, plutôt la nécessité faite au lecteur d’ordonner en fonction de ses « comportements », ou de sa capacité à remettre en question ses habitudes, à faire de la lecture un « événement »

Contrecarrant les inscriptions ordinaires du vers, comme de la prose, sur la page, le verset, ligne sans alinéa, sans majuscule, voire sans ponctuation, rejoint le rêve de la ligne ininterrompue de Nerval, c’est pourquoi

j’appelle verset cet excès de la prose dans le vers 
j’appelle verset ce pli que fait le vers dans la prose
pli contre pli pli sur pli ce qui plisse le rythme le fait advenir mesure le démesure

Proust rêvant sa madeleine le verset rêve le réel l’invente non le reflet et non le créant mais le re-doublant (au sens intensif de l’anglais « re » marteau philosophique).

j’appelle verset cette phrase qui au fond du vers plisse la prose
excède la forme repérable la pré-déterminée la modélisable
le verset est une expérience que nul ne mène à bien
il aggrave l’opposition du vers et de la prose en la dépassant son horizon plus bas que la prose et plus bas que le vers s’abolissant de soi-même se moque de l’horizon
dé-rythmer le vers pour mieux le mesurer rompre la prose pour mieux la poursuivre

Roubaud parle de l’effini ; j’aime cette formulation qui a quelque chose de feuilleté : «le temps intérieur, mémoriel, où je travaille est un temps effini: cela veut dire qu’il n’est pas infini au sens strict, habituel, tout entier existant d’un seul coup. Mais il n’est pas non plus fini au sens strict. Il est plutôt indéfini au sens suivant: je ne lui attribue pas de borne finale ni vers l’avant (futur), ni vers l’arrière (passé) (…) mais ce n’est pas non plus ce qu’on appelle l’infini potentiel ; car même si je ne lui conçois pas de borne, il en a une. Seulement elle n’est pas discernable, et elle n’est pas fixe. Elle se présente sur chaque parcours de pensée, et il est impossible de l’atteindre. Cet infini-fini-indéfini-là, cet effini est bien peu mathématique (au sens usuel) j’en conviens.»

ainsi le verset, comme du temps, est cette forme intérieure, mémorielle, où le poème travaille, est une forme effinie,

d’après le vers, d’après la prose, plus noire que Cerbère.