Sur
Détruire, dit-elle
Maurice Blanchot, un extrait de LAmitié
Gallimard
Détruire - Détruire : il a appartenu à
un livre (est-ce un " livre " ?, un " film " ? lintervalle
des deux ?) de nous donner ce mot comme inconnu, proposé par un
tout autre langage dont il serait la promesse, langage qui na peut-être
que ce seul mot à dire. Mais lentendre est difficile, pour
nous qui faisons toujours partie du vieux monde. Et lentendant,
cest encore nous même que nous entendons, avec notre besoin
de sécurité, nos certitudes possessives, nos petits dégoûts,
nos longs ressentiments. Détruire est alors, au mieux, la consolation
dun désespoir, un mot dordre qui viendrait seulement
apaiser en nous les menaces du temps.
Comment lentendre, et sans nous servir des vocabulaires
quun savoir au reste légitime, met à notre disposition
? Disons-le calmement : il faut aimer pour détruire, et celui qui
pourrait détruire par un pur mouvement daimer, ne blesserait
pas, ne détruirait pas, donnerait seulement, donnant limmensité
vide où détruire devient un mot non privatif, non positif,
la parole neutre qui porte le désir neutre.
Détruire
Ce nest quun murmure. Non pas un terme unique, glorifié
par son unité, mais un mot qui se multiplie dans un espace raréfié
et que celle qui le prononce anonymement, jeune figure venue dun
lieu sans horizon, jeunesse sans âge, dune jeunesse qui la
rend très ancienne ou trop jeune pour paraître seulement
jeune. Ainsi les Grecs saluaient en chaque adolescente lattente
dune parole doracle.
Détruire. Comme cela retentit : doucement,
tendrement, absolument. Un mot infinitif marqué par lInfini
sans sujet ; une uvre la destruction qui saccomplit
par le mot même : rien que notre connaissance puisse ressaisir,
surtout si elle en attend des possibilités daction. Cest
comme une clarté au cur ; un secret soudain. Il nous est
confié, afin que, se détruisant, il nous détruise
pour un avenir à jamais séparé de tout présent.
Des personnages ? Oui, ils sont en position de personnages,
des hommes, des femmes, des ombres, et pourtant ce sont des points de
singularité, immobiles, quoique le parcours dun mouvement
dans un espace raréfié, en ce sens quil ne peut presque
rien sy passer, se trace des uns aux autres, parcours multiples
par lequel, fixes, il ne cessent de séchanger et, identiques,
de changer. Espaces raréfiés que leffet de rareté
tend à rendre infini jusquà la limite qui ne le borne
pas.
Assurément ce qui se passe là se passe
dans un lieu que nous pouvons nommer : un hôtel, un parc, et, au-delà,
la forêt. Ninterprétons pas. Cest un endroit
du monde, de notre monde : nous y avons tous demeuré. Toutefois,
bien quouvert de tous côtés par la nature, il est strictement
délimité et même fermé : sacré au sens
ancien, séparé. Là, il semble, avant que commence
laction du livre, linterrogation du film, que la mort
une certaine manière de mourir- ait fait son uvre, y introduisant
le désuvrement mortel. Tout y est vide, en défaut
par rapport aux choses de notre société, en défaut
par rapport aux évènements qui semblent sy produire
: repas, jeux, sentiments, paroles, livres qui ne sécrivent
pas, ne se lisent pas, et même les nuits qui appartiennent, dans
leur intensité, à une passion déjà défunte
; rien ny est confortable, puisque rien ny peut-être
tout à fait réel, tout à fait irréel : comme
si lécriture mettait en scène, sur fond fascinant
dabsence, des semblants de phrases, des restes de langage, des imitations
de pensées, des simulations dêtre. Présence
que ne soutient aucune présence, fût-elle à venir,
fût-elle passée ; oubli qui ne suppose rien doublié
et qui est détaché de toute mémoire : sans certitudes,
jamais. Un mot, un seul mot, ultime ou premier, y intervient, avec tout
léclat discret dune parole apportée par des
dieux : détruire. Et, ici, nous ressaisissons la deuxième
exigence de ce mot nouveau, car sil faut aimer pour détruire,
il faut aussi, avant de détruire, sêtre libéré
de tout, de soi, des possibilités vivantes et aussi des choses
mortes et mortelles, par la mort même. Mourir, aimer : alors seulement,
pourrons-nous nous approcher de la destruction capitale, celle que nous
destine la vérité étrangère (aussi neutre
que désirable, aussi violente quéloignée de
toutes puissances agressives).
Doù viennent-ils ? Qui sont-ils ? Certes
des êtres comme nous : il nen est pas dautres en ce
bas monde. Mais en effet, des êtres déjà radicalement
détruits (doù lallusion au judaïsme), toutefois
tels que, loin de laisser des cicatrices malheureuses, cette érosion,
cette dévastation ou ce mouvement infini de mourir qui est en eux
comme le seul souvenir deux-mêmes (en celui-ci avec la fulguration
dune absence enfin révélée, en celui-là
par la lente progression encore inachevée dune durée
et, dans la jeune fille, par sa jeunesse, car elle est purement détruite
par son rapport absolu à la jeunesse), les a libéré
par la douceur, pour lattention à autrui, lamour non
possessif, non particularisé, non limité : libérés
pour tout cela et pour le mot singulier quils portent lun
et lautre, layant reçu de la plus jeune, ladolescente
nocturne, celle qui, seule, peut le " dire " avec une parfaite
vérité : détruire dit-elle.
Parfois, ils évoquent mystérieusement ce
que pouvaient être pour les anciens grecs, toujours de plain-pied
avec eux, aussi familiers quétrangers, aussi proches que
lointains, les dieux : des dieux nouveaux, libres de toute divinité,
encore et toujours à venir, quoique issus du plus ancien passé,
des hommes donc, seulement soustraits à la pesanteur humaine, à
la vérité humaine, mais non au désir, ni à
la folie qui ne sont pas des traits humains. Des dieux peut-être,
dans leur singularité multiple, leur dédoublement non visible,
ce rapport à eux-mêmes de part la nuit, loubli, la
simplicité partagée déros et de thanatos :
mort et désir enfin à notre portée. Oui, les dieux,
mais selon lénigme non élucidée de Dionysos,
les dieux fous, et cest une sorte déchange divin qui,
avant le rire final, dans linnocence absolue à laquelle il
nous faut accéder, les conduit à désigner leur jeune
compagne comme celle qui est folle par essence, folle par delà
tout savoir de la folie (la même figure peut-être que Nietzche,
du fond de son propre égarement, appelait du nom dAriane).
Leucade
Leucade : le brillant du mot " détruire ", ce mot qui
brille mais néclaire pas, fût-ce sous le ciel vide,
toujours ravagé par labsence des dieux. Et ne pensons pas
quun tel mot, maintenant quil a été prononcé
pour nous, puisse nous appartenir ou nous être recevable. Si la
" forêt " nest rien de plus, sans mystère
ni symbole, nest rien dautre que la limite impossible à
transgresser, cependant toujours franchie comme infranchissable, cest
de là le lieu sans lieu, le dehors que survient, dans
le vacarme du silence (tel était Dionysos, le plus tumultueux,
le plus silencieux), à lécart de toute signification
possible, la vérité du mot étranger. Il vient à
nous, du plus loin, par limmense rumeur de la musique détruite,
venant, peut-être trompeusement, comme le commencement aussi de
toute musique. Quelque chose, la souveraineté même, disparaît
ici, apparaît ici, sans que nous puissions décider entre
apparition et disparition, ni décider entre la peur et lespérance,
le désir et la mort, la fin et le commencement des temps, entre
la vérité du retour et la folie du retour. Ce nest
pas seulement la musique (la beauté) qui sannonce comme détruite
et cependant renaissante : cest plus mystérieusement à
la destruction comme musique que nous assistons et prenons part. Plus
mystérieusement et plus dangereusement. Le danger est immense,
la peine sera immense. De ce mot qui détruit, quen sera-t-il
? Nous ne le savons pas.Nous savons seulement quil revient à
chacun de nous de le porter, avec désormais à nos côtés
la jeune compagne innocente, celle qui donne et reçoit la mort
comme éternellement. |