Eugène Durif / De la rétention du vivant cette réaction polémique d'Eugène Durif aux déclarations de directeurs d'établissements subventionnés publiés par Libération dans son dossier "Où en est le théâtre?" (à télécharger ici en RTF) a été reprise par Bruno Tackels dans le dossier de la revue Mouvement "la parole vive du théâtre" (octobre 2001) - ce texte a valeur collective, et c'est pour affirmer un plein soutien que nous avons souhaié le reprendre sur remue.net - il est ici présenté dans son intégralité, donc en partie inédit - FB
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autres liens Eugène Durif les Carnets de répétition 1996-1997 au théâtre de la Colline Eugène Durif sur theatre-contemporain.net Eugène Durif sur le site des éditions Verdier |
Eugène Durif / De la rétention du vivant
Pour quune écriture contemporaine vivante puisse trouver sa place aujourdhui, il faudrait avant tout quil y ait encore du vivant ou du désir au théâtre ( du désir du théâtre ?) . Dans ce ghetto, ce rassemblement dinitiés ( du côté du délit plus que de la mystique), où règnent les diktats esthétiques de la distinction et du bon goût ( serait-ce dans leur forme trash ), du bien léché, bien éclairé, bien joué, ce lieu où des gens font carrière avec des mentalités de rentiers et de sous-préfets, et nous la jouent en plus gesticulations de révolte et passion de la recherche et de lexpérimentation ( et lorsque lon voit ce quils produisent et quon connaît leurs pratiques, il faut se pincer pour y croire en les entendant parler dans ces colloques et autres manifestations quils affectionnent), dans ces institutions où la culture a perdu tout sens et toute nécessité pour devenir simplement décorative, il serait étrange -presque anormal- quil puisse exister une écoute , une lecture, voire un simple regard, pour des textes écrits aujourdhui. Ce lieu de rétention du vivant, où se commémore, entre gens de bonne compagnie, une grande messe qui na plus beaucoup dautre sens et nécessité que de préserver des acquis , est devenue une machine à verrouiller et à étouffer tout ce qui pourrait surgir, exister, qui naurait pas été choisi, programmé et repéré par les décideurs du théâtre, cette nomenklatura darrivés (1). Et après, on peut bien dire et répéter quil ny a pas décriture contemporaine. La vieille histoire de celui qui crie au voleur après avoir fait les poches du cadavre. Voyez, par exemple, le directeur du Théâtre National de Bretagne, M. Le Pillouer, il doit en lire toute la journée des manuscrits pour pouvoir être aussi affirmatif ! Il sait, lui, il ne doute de rien et nhésite pas à affirmer, en grand défenseur du texte : Koltès, Gabily et Lagarce sont morts, on attend les successeurs. Il y a assèchement de lécriture dramatique en France. On a tendance à oublier que le théâtre est fondé par le texte ( ) . Il ny a donc rien dautre à faire quà attendre les successeurs ( drôle de formulation, dailleurs, est-ce quils ne seront considérés comme de bons successeurs que lorsquils seront morts ?) Et quand je vois les noms cités de Lagarce ou Gabily (2) qui nont cessé de se heurter à des piliers dinstitution qui se foutaient comme de lan quarante de leurs textes, cela me fait tout de même bondir Dans cette même enquête ( Mais où est donc le théâtre ? , Libération, juillet 2001) , un autre intendant , Patrick Sommier, directeur de Bobigny, a saisi, lui aussi, ce qui nallait pas. Il est frappé par le manque dambition poétique des pièces contemporaines ce quil appelle à son tour Le grand silence , commente René Solis, auteur de larticle, . Monsieur Sommier qui tâte de la mise en scène et de lécriture et vient de produire, mettre en scène et éditer dans son théâtre une sienne comédie touristique , est aussi un fin connaisseur de la production contemporaine et voit bien où le bât blesse ; Quelle que soit la forme théâtrale, il sagit toujours dun récit qui sadresse aux contemporains. Qui réécrira les Perses ? Quel Eschyle pour raconter la guerre de Serbie du point de vue des Serbes ? On na toujours pas fait au théâtre le récit de Tchernobyl ou dAuschwitz, alors que la littérature ou le cinéma y sont arrivés. Jusquaux années 50, tout le monde écrivait pour le théâtre. Ce nest plus vrai, le théâtre nest plus le miroir déformant de la cité. Je suis persuadé que la question centrale reste : Quel regard porter sur le monde ? Que peut faire le théâtre contre les cours de la bourse toutes les sept minutes à la radio ? (3). Alors oui, face à tout cela, affirmer résolument quil y a de lécriture, des écritures contemporaines. Et quil faut peut-être commencer à les lire. Et pas seulement dans des comités de lecture , et autres gadgets et alibis mis en place par cette bureaucratie qui a beaucoup de ressources : Pour ce qui est de noyer le poisson, sûr quelle ne manque pas dair Il y a une telle opacité, une telle force de conservation et dimmobilisme de cette institution (un véritable bunker de limaginaire ) que, par moment, cela peut sembler sans espoir. Les gens qui tentent sont assez démunis par rapport à ceux qui ont la parole, le pouvoir et largent et qui tranchent ( dans tous les sens du terme). Eux nont que leurs doutes, quun trajet de travail où ils ne sont sûrs de rien dautre que de faire ce quils peuvent, au pas à pas. Tout cela, bien sûr, est totalement désespérant mais il ne faut pas désespérer complètement. Ce quil y a dextraordinaire ( et peut-être détrange), cest que lon puisse encore avoir envie décrire pour le théâtre, de faire du théâtre. Et quil y ait encore des lieux -y compris dans linstitution , il ne sagit pas dêtre manichéen - et des compagnies -pas forcément celles visibles et repérées par les organismes officiels de repérage, de visibilité et de reconnaissance- qui aient encore du désir. Cest peut-être notre seule force, mais elle est immense. Alors, continuer, tenter, se planter. Rater un peu mieux à chaque fois, comme lécrivait Beckett. Les gens qui savent ce quest lécriture contemporaine, qui savent si elle existe ou non, sil y a des auteurs ou non, ces gens suffisants et doctes qui aiment tant les morts quand ils sont morts, et quon peut parler deux et les faire parler à leur corps défendant, laissons-les se gonfler deux-mêmes. Longtemps quils nont rien rencontré, rien lu qui les ait touché. Longtemps quils se sont congelés ou asséchés, réduits à leurs certitudes, tout entier pris par leurs stratégies de pouvoir. Quils en aient donc encore un peu plus. Quils sen gavent jusquà écoeurement. Quils étalent encore un peu plus les clichés et certitudes qui leur tiennent lieu de pensée dans les journaux où ils sexpriment à volonté. On leur laisse tout ça leurs pensées, leurs analyses pontifiantes, leur vocabulaire de base, ces terrifiants mots-sésames de la novlangue culturelle, leurs toujours mêmes repères et les chemins bien balisés quils nont pas quitté depuis longtemps. Eugène DURIF ( 5 aout 2001) (1) Récemment, de passage, dans une Scène Nationale importante. On joue, le soir, un Feydeau monté dans le théâtre privé parisien par le directeur dun autre grand théâtre public de région. Le maître du lieu, au cours dun débat, explique quil faut de grands spectacles populaires (je regarde dans le programme : beaucoup de grosses machines du répertoire qui tournent un peu partout ) et du théâtre expérimental. Un théâtre expérimental qui soit tout de même visible (je crois que cest le mot quil emploie, mais je nen suis pas tout à fait sûr), cest à dire repéré et repérable. Drôle de perversion : pour justifier sa démarche, il fait référence à Jean Jourdheuil et à sa conception, dans les années 70, dun théâtre populaire et expérimental. A la différence près quil sagissait là, je crois, dun théâtre populaire et expérimental, et non pas de deux formes de théâtre différente, lune pour le grand (ou gros) public et lautre pour la petite salle et ses expérimentations repérées par qui de droit. (2) Je me souviens particulièrement bien de la lassitude et de la colère de Didier-Georges Gabily se heurtant à lindifférence de la plupart de ces gens à qui il faisait lire Violences et qui se défilaient allègrement. ( Beaucoup navaient pas le temps pour linstant, mais dans quelques mois, dailleurs, je lai là, dans mon sac, ou sur mon bureau ) Seuls Jean-paul Wenzel, Olivier Perrier et léquipe des Fédérés sengagèrent totalement dans cette aventure (3) Après avoir lu ces déclarations, cette phrase dans un article de Kundéra ( Le Monde du 4 juillet) : Car si lHistoire ( celle de lhumanité) peut avoir le mauvais goût de se répéter, lhistoire dun art ne supporte pas les répétitions. Lart nest pas là pour enregistrer, tel un grand miroir patient, les infinies répétitions de lHistoire. Lart nest pas un orphéon qui accompagne la marche de lHistoire. il est là pour créer sa propre histoire. Ce qui restera un jour de lEurope, ce nest pas son histoire répétitive, qui, en elle-même, en représente aucune valeur. La seule chose qui risque den rester, cest lhistoire de ses arts |