Les
auteurs sont morts, Vive les auteurs, par Bruno Tackels.
Les auteurs sont morts, vive les auteurs. Cest une
fâcheuse habitude de notre époque, ou alors une lâcheté
paresseuse, que de ne savoir honorer les écrivains dramatiques
quaprès leur mort. Eux vivants, rien ne semble pouvoir inscrire
et défendre leur présence dans lespace artistique.
Cest quand ils quittent le champ que lappareillage culturel
devient capable de construire leur légitimité dartiste.
Il faut donc oser poser la question ; pourquoi les écrivains ne
peuvent-ils exercer pleinement, et de leur vivant, leur activité,
en tant que métier? Pourquoi les métiers de lécriture
(fiction, traduction dramaturgie, surtitres, etc...) résistent-ils
à toute inscription sociale légitimante ? Il est possible
dêtre (et de vivre en étant) graphiste, metteur en
scène ou éclairagiste il est impensable de vivre
(au démarrage) en écrivant des pièces ou en traduisant
Shakespeare.
Cette absence de statut social provient indirectement dun "état
de total isolement" de lécriture théâtrale,
comme lanalyse très finement Jean-Pierre Han dans le quatrième
numéro de la revue Frictions . Pour comprendre ce phénomène
de marginalisation, il se réfère à Michel Vinaver
: "[...] le théâtre a su rompre ses attaches avec le
territoire de la littérature ; ce faisant, conséquence peut-être
inattendue, il sest séparé de lensemble du continent
culturel." Difficile de savoir si cette rupture est pensée
comme un bien ou comme un mal pour lécriture théâtrale.
Il y a sans doute plusieurs manières de comprendre cette étrange
exclusion. En suivant les réflexions dArtaud, on peut dire
que le théâtre gagne tout à prendre son congé
de la littérature. Cest elle qui lempêche de
vivre pleinement ce quil a à être. La scène
nest pas dabord, ni essentiellement littéraire. Sans
aller jusquà dire, lecture forcée, que le texte doit
disparaître du plateau, il est vrai quArtaud dit bien quil
se méfie du texte, trahison et empêchement du corps parlant.
Toute la question est de savoir si cette rupture davec le texte
littéraire a permis aux écritures théâtrales
de trouver dheureuses conjugaisons avec la scène. Quittant
lespace du livre pur, quel destin vont-elles trouver ? Force est
de constater que les liaisons fécondes ne sont pas légions.
Lécrivain-pour-le-théâtre (communément
nommé "auteur" dans le paysage subventionné) na
visiblement pas réussi à engager un dialogue véritable
avec le plateau du théâtre.
Ni écrivain, ni homme de théâtre, "lauteur"
reste au milieu du gué. Cette malaisante suspension nest
certainement pas de son seul fait. Les directeurs de théâtre
participent largement à cette injuste mise au ban. Il nest
quà lire leur prose, dans le cadre dune récente
enquête conduite par le journal Libération. Sous la plume
dun des "poids lourds" du théâtre public
(entendez : les mieux dotés et les plus "inventifs" des
directeurs de théâtres subventionnés), on relève
cette "réflexion" qui laisse rêveur : "Koltès,
Gabily, Lagarce sont morts, on attend les successeurs. Il y a assèchement
de lécriture dramatique en France. On a tendance à
oublier que le théâtre est fondé par le texte."
Je ne sais pas très bien qui se cache derrière ce "on"
paresseux ou sans courage. Sûrement des professionnels qui ne font
pas leur travail. Ceux qui tirent de tels constats nassument pas
les missions qui leur sont confiées. Ils nont pas dû
mettre en oeuvre les "comités de lecture" que le Ministère
de la Culture avait désiré et financé. Car sils
lavaient fait, ils nen seraient pas là. Ils ne nous
resserviraient pas, dans la rubrique "créations", des
textes de Brecht, Feydeau, Tchekhov, Musil ou Copi. Il nest pas
question de sous-estimer ces écritures, juste affirmer quelles
ne peuvent masquer celles qui nous arrivent aujourdhui. Et pour
quelles nous parviennent, il faut des relais, des passeurs, des
observateurs : de ceux qui font de lart une affaire vivante, et
non le reliquat dun patrimoine mortifère.
Imaginez deux minutes quun directeur de théâtre dise
à Koltès, vivant, quil sera joué au détriment
de Py ou de Durringer. Un tel cauchemar nest malheureusement pas
juste dans nos rêves, la réalité des "programmateurs"
du théâtre public montre clairement quun écrivain
mort parle mieux de lactualité quun homme qui vit notre
monde aujourdhui. Lattaque tourne autour de lidée
suivante : les auteurs vivants ne savent plus parler du réel concret.
Ils sont incapables décrire dans la foulée des guerres
qui nous arrivent, dAuschwitz à Tchernobyl. Et puis, suprême
argument, de la guerre des Balkans, personne ne saura nous donner le point
de vue des serbes.
Là encore : faute professionnelle, paresse de comptoir. Les écrivains
serbes sont massivement plébiscités. Avant la guerre comme
après, rien nempêche de suivre le travail des écrivains
de Serbie, comme Simovitch, montéé par Jean-Paul Wenzel
ou Srbjanovic par Thomas Ostermeier en Allemagne et André Wilms
en France. Affirmer que les écritures contemporaines ne traduisent
pas la réalité de nos guerres est tout simplement bête,
indigent ou malhonnête. Au choix. Quelques textes, au hasard, pour
préciser.
Dans les Hommes dégringolés, Christophe Huysmans parle
du Moyen Orient. Dans une langue intime et pleine de réserves,
il dit comment ces guerres inextricables affectent nos corps. Dans La
Promise, Xavier Durringer renoue avec le noeud qui fait les grandes tragédies.
Là aussi, mais dans une tout autre langue, la guerre ethnique déchiquète
les êtres et montre violemment quon ne peut plus choisir son
camp, tant la quête vendettale pousse au charnier généralisé.
Joris Lacoste travaille également depuis ces événements,
depuis la déportation contemporaine, daprès Auschwitz,
notamment dans un texte écrit pour (par) la radio, Ce qui sappelle
crier. Dans le cadre dun spectacle fleuve, "les Récits
de naissance", construit sur dix années, et conviant de nombreux
auteurs à écrire des formes courtes, Roland Fichet a traversé
de nombreux conflits. Dans Tombeau chinois, il reparcourt les violences
non cathartiques de la place Tian an Men. Dans ses pièces (Pluie
de cendres), comme dans ses romans (Cris), Laurent Gaudé fait parler
ceux qui reviennent du front, ou qui restent pris dans les rets dun
siège perdu. Yann Apperry, dans les Hommes sans aveu, la parole
devient acte de résistance face à une guerre que lon
ne voit pas. Olivier Py vient de confier lExaltation du labyrinthe
à Stéphane Brauschweig. Cette pièce sécrit
les ruines dune guerre qui na jamais dit son nom, celle que
la France est allée mener en Algérie, et plus loin au sud.
Dans un spectacle plein de tensions, intitulé "Rwanda 94",
toute lhistoire de ce génocide est longuement disséquée,
restituée jusquaux limites de linsoutenable, à
travers les textes de Jean-Marie Piemme. Quand Pascal Rambert décide
de monter Gilgamesh, premières traces décritures humaines,
cest pour affronter linhumaine monstruosité occidentale
pendant la guerre du Golfe. Bruno Boussagol vient de monter un spectacle
sur Tchernobyl, à partir dun texte de Svetlana Alexievitch,
une journaliste russe qui avait déjà écrit Des Cercueils
de Zinc, un recueil quasi insoutenable de témoignages sur la guerre
dAfghanistan quavait monté Didier Gabily au début
des années 90. Quant à Auschwitz, depuis Paul Celan jusquà
Mickaël Glück ou Patrick Kermann (je pense à son incroyable
A), on ne compte plus ceux qui sont traversés, plus ou moins directement,
par lextermination. Et que fait François Tanguy (lui qui
fait des phrases avec les phrases des autres), avec son Théâtre
du Radeau, porté par linjonction dexposer les cauchemars
de la raison occidentale, mise en miettes par les batailles de la raison
occidentale?
Face aux attaques portées contre lécriture, il est
facile dallonger la liste de ceux qui la font vivre mais
est-ce dailleurs la bonne réponse ? Ne faut-il pas plutôt
dénoncer lobscénité de la question posée
? Reprocher aux écrivains de ne pas écrire nos tragédies
revient à une double insulte. Celle de ne pas les lire et celle
de croire quon peut leur dicter un texte-qui-va-marcher. Mais pour
qui donc se prennent ces intendants ? De quel droit osent-ils saffranchir
du rôle qui leur est imparti : servir et accompagner les artistes
qui travaillent ?
Dorigine monarchique en France, le terme dintendant dit bien,
en Allemagne, quil sagit dun rôle de gestionnaire
et dadministrateur du théâtre : alter ego du dramaturge,
lintendant gère la maison. Nos "intendants" français,
neuronalement paralysés, étouffés par une royauté
ministérielle exsangue, nont pas compris quils utilisent
un terme qui les dénonce. Cest quils ne lisent pas,
ou si peu, quelques coupures de presse et les conférences de presse
de la Ministre. Cela suffit pour une année. Quant aux réels
"comités de lecture" qui seuls pourraient donner du crédit,
professionnel, à leur constat dune écriture asséchée,
ils nexistent dans presque aucune de ces maisons, pourtant richement
dotées, et largement incitées, par les Ministres successifs,
à engager ce type de travail prospectif.
Comment peut-on asséner des résultats aussi péremptoires
quand on ne se donne aucun moyen rigoureux de les vérifier ? Il
faudrait analyse plus longuement les raisons de ce désamour entre
les gérants de maisons et leurs écrivains. Et pourquoi ces
administrateurs de théâtre ont-ils su, en revanche, pactiser
avec les metteurs en scène ?
Ecrivez-nous des pièces sur lactuel, et nous les produirons.
Sur le plan strictement dramaturgique, cette injonction à lactuel
est une pure bêtise. Jamais aucun dramaturge na écrit
la guerre de son temps immédiat. Quand Shakespeare écrit
Richard III, la guerre des Roses est finie depuis trente ans. Et puis
comment peut-on imaginer quun réel écrivain fasse
de la guerre un sujet ? Les jeunes morts pré-panthéonisés,
les Lagarce, les Koltès ou les Gabily nont jamais pris la
guerre pour thème. Elle court plus ou moins directement dans lécriture,
mais elle nest pas objet du récit dailleurs
comment pourrait-on objectiver la guerre, la sans-objet par excellence
? Certes Müller ou Gabily disent à quel point leur écriture
est agie par nos effondrements politiques cest moins affirmé
chez Lagarce ou chez Koltès, même sil est aussi question
chez eux dun deuil qui narrive à son terme.
Toujours lécriture est processus daltération,
une opération qui métamorphose la réalité
dont elle rend compte. Pour lire, il faut donc pouvoir lire. Seuls les
poètes de la scène savent entendre les poètes du
livre. Et de telles rencontres, de plus en plus, ne cessent davoir
lieu, discrètement, magiquement : Valère Novarina et Claude
Buchwald, Philippe Minyana et Robert Cantarella, Tarkos et Emmanuelle
Huynh, Matéi Visniec et le marionnettiste Alain Lecucq, Elsa Sola
et Philip Boulay. Leslie Kaplan et le théâtre des Lucioles.
Et tant dautres encore.
Dans lun de ses plus beaux textes, A, Patrick Kermann se laisse
traverser par lhistoire de lAllemagne, dont le récit
se laisse partager en deux langue, lallemande et la française.
Cet oratorio minimal appelle une force de jeu hors du commun. Les intendants,
sils jouaient vraiment leur partition, sont là pour susciter
des rencontres, de réelles rencontres dartistes. Mais pour
jouer A, difficile de compter sur Kristine Scott Thomas ou Fanny Ardant
pour faire le "produit dappel". Peu intéressant,
donc, pour les intendants. Ils nont pas lu le texte, ne le liront
jamais. Sauf sils découvrent que lauteur de ces lignes
est mort. Ils pourront alors lajouter dans la liste de leurs éloges
funèbres dun art quils croient encore pouvoir assassiner.
Illusoire croyance que leur pouvoir, désir dartiste manqué,
impuissance de négociants qui nont même pas daffaires,
de réelles affaires, à négocier, ni même la
belle jubilation du commerce. La vraie violence est que leur existence
ne laissera même pas de cendres, pas même un nom dans le journal.
La vraie violence est que les poètes, longtemps, resteront dans
le marbre de nos souvenirs. Notre courage est de leur faire confiance.
Le 2 août 2001
© Bruno Tackels
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