Philippe Rahmy / Une fin des certitudes

Chronique 12 : Stig Dagerman - Les degrés d’une consolation

L'écrivain ne saurait se soustraire
au devoir de prise de position
  puisque, malgré ce que bien des gens
lui chuchotent à l'oreille,
  il n'est pas seul au monde.
Stig Dagerm
an

Etoile filante de la jeune littérature suédoise des années quarante, auteur de « L'enfant brûlé » ou du  « Condamné à mort », Stig Dagerman a 30 ans quand il rédige à la première personne les douze pages de « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». Armel Roussel

«Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux».

Stig Dagerman se suicide à 31 ans, en 1954.
Les douze pages de « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » (Actes Sud, 1981) soufflent un air saturé par le mal où un esprit se meurt. Ni la solitude :

« Je peux rester assis devant un feu dans la pièce la moins exposée de toutes au danger et sentir soudain la mort me cerner »

ni l’écriture :

« Je peux remplir toutes mes pages blanches [...] mais quelle épouvantable consolation [...] »

ni le spectacle de la nature :

« Je peux voir la liberté incarnée dans un animal, [...] une consolation pour le fait que la liberté n’existe pas »

ni la mort :

« je peux m’apercevoir que cette terre est une fosse commune où le roi Salomon, Ophélie et Himmler reposent côte à côte. Je peux en conclure que le bourreau et la malheureuse jouissent de la même mort que le sage, et que la mort peut nous faire l’effet d’une consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la mort ! »

ne peuvent faire oublier le duel avec la peur où la vie cherche sa souveraineté. Il faut, en opposant la force des mots à celle du monde, se défaire de toutes les fausses consolations pour la seule consolation réelle :

« celle qui me dit que je suis un homme libre, un être souverain à l’intérieur de ses limites ».

C’est pourquoi le malheur se comprend aussi comme une chance. C’est pourquoi le malheur se partage entre désir et désespoir et permet à l’affligé d’implorer la liberté. Le cri de celui qui souffre fend le mal et lui permet de distinguer, à travers la permanence de sa douleur, un mirage, les bords estompés de la vie dont il est privé :

« [...] il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites ».

Consolation... Il y a dans ce texte, avec le désespoir dont il témoigne, l’annonce d’un ciel malgré tout, ciel avorté, ciel intérieur, impuissant à rien changer mais qui se souvient peut-être des divinités heureuses qui consolaient Sénèque... Ou qui dit s’en souvenir , quelle importance ?

Chaque parole arrache une parcelle vivante au désespoir et transporte, colporte la fulgurance de ce départ. Est-ce allègement ? Est-on plus libre quand le désespoir se rompt et roule à travers le corps mais sans pouvoir le quitter ? Nulle issue. La parole fait briller la mort comme une naissance et anéantit pour toujours la non-vie. Le désespoir est pris dans cette parole comme poisson au filet. Étranglé, le désespoir grandit jusqu’à ce que le filet soit plein et que le mur d’écaille, trop lourd sur l’amarre, aille par le fond. Alors seulement, réconcilié avec celui qu’il emporte, le désespoir est pardonné. C’est enfin :

« la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l’oiseau et l’animal terrestre ».

Quelle consolation pour celui qui parle? Ce qu’il voit, il nous le montre. Ce qu’il tait, nous le souffrons. L’élément de sa souffrance est le livre, l’élément de son désespoir est la parole à sa plus basse voix.

Silence corporel où s’enfoncent tous les cadavres, le livre contredit ce que la vie affirme :

« je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur ».

Silencieux, le livre se tient au partage des libertés, il veille les corps.

« Mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité à créer de la beauté à partir de mon désespoir [...] ».

Alors oui, il faut que le désespoir dure encore un peu, juste assez pour permettre la rencontre entre la parole et la beauté, et que se prolonge :

« tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune [...] ».

Mais ce temps là ne se mesure pas en secondes. Le temps qu’il faut au désespoir pour avaler un homme, pour fonder, paradoxalement, le lieu où la parole s’incarne, a pour étalon la seule félicité :

« [...] peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps, mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie ».

Mais Stig Dagerman, lui, se suicide à 31 ans, en 1954.

 

PhilRahmy

quelques liens Stig Dagerman

Bio/Bibliographie de Stig Dagerman
http://melior.univ-montp3.fr/ra_forum/fr/individus/dagerman_s/bio_autexier.html

Stig Dagerman ou l'innocence préservée, Article critique du MdA
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=4456

sur fluctuat.net, à propos de "notre besoin de consolation ..."
http://www.fluctuat.net/livres/chroniques/consolation.htm

extrait de "notre besoin de consolation..."
http://perso.wanadoo.fr/chabrieres/consolation.html

sur alternative libertaire, "le destin de l'homme se joue partout..."
http://1libertaire.free.fr/dagerman.html