Sylvie Gracia / être là
à propos de "Fragmentation d'un lieu commun" de Jane Sautière

Sylvie Gracia, écrivain et éditeur, a récemment proposé sur remue.net un hommage à Thierry Metz

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sur Jane Sautière: retenue nécessaire, par Michèle Sales

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Etre là.

"Il s'agit d'être là". Troisième phrase du livre de Jane Sautière. Phrase si simple, qui dit peut-être beaucoup de ce qu'est Jane, de l'image que j'ai d'elle plutôt. Pour le dire avec esbroufe, "il s'agit d'être là" exprimerait très justement sa position existentielle et littéraire.

Jane, je l'ai rencontré là, il y a treize ans, dans un atelier d'écriture. Affrontant l'une et l'autre, ainsi que la dizaine de femmes présentes (oui, toutes des femmes), la réalité de notre désir d'écriture. C'était sûrement un pas important, pour nous toutes, de nous retrouver ainsi les mardis soirs, réagissant à une proposition d'écriture de l'animatrice, écrivant, lisant ensuite son propre texte à voix haute, écoutant la voix des autres, au fil des mois reconnaissant le territoire d'écriture de chacune… S'autoriser à écrire: il y avait quelque chose de cela, dans cet atelier uniquement féminin. A la fois la conquête de notre présence : se dire, entre femmes, notre volonté d'écrire. La honte aussi, le plus souvent, de se hisser à ce niveau-là d'ambition. Nous avions de grands maîtres (j'entends encore Jane, en ce temps-là : Beckett, Duras…), ils flottaient au-dessus de nous et nous les aurions presque entendus ricaner lorsque c'était notre tour de saisir la feuille écrite, raturée, informe, et de lire les quelques lignes écrites.

Je ne sais pas comment (pourquoi) Jane s'était inscrite à cet atelier d'écriture, par quel basculement elle en était arrivée là. Pour moi, je ne le savais que trop : la mort annoncée de ma mère, atteinte d'un cancer incurable, une enfant déjà là, la deuxième grossesse à venir. Prise entre la vie et la mort, et l'écriture seule pour tenter d'attraper quelque chose de notre humaine condition.

Quelqu'un qui nous aurait observées durant ces soirées, qu'aurait-il vu, entendu, saisi ? Une nouvelle forme d'activité de loisirs féminins pour jeunes femmes parisiennes cultivées ? Les rires souvent qui déchiraient l'atmosphère complice de cet atelier, les pleurs aussi, parfois, de l'une d'entre nous, qui quittait la table commune, avant de revenir quelque temps plus tard ? Aurait-il compris la réalité complexe de ces quelques brouillons de textes pour lesquels, souvent, nous étions tiraillées entre la magie de l'irruption inattendue et la conscience claire de leur pauvreté littéraire ?

Pendant près de deux ans, il en fut ainsi, mardi après mardi. Je ne sais pas si Jane a gardé ces paquets de textes ainsi écrits, durant cet atelier. Si elle les a déchirés. Ce qui était essentiel, et sans doute en étions-nous conscientes alors, ce n'était non pas les bouts de nouvelles, les fragments de textes produits, mais la recherche de notre champ de vérité.

Le champ de vérité, oui : souvent, ouvrant un livre, je sais s'il donne sur un territoire humain, ou non. La vérité de l'humain. Durant cet atelier, dans une modestie souvent plus présente au sein d'une communauté de femmes, nous nous faisions peu d'illusions sur la qualité littéraire de notre production. Mais il y avait, sous-jacente à cette complicité qui nous liait toutes, non exprimée, la volonté de ne pas mentir. Ne pas se mentir. Jane portait haut cette lucidité-là.

Ne pas mentir. Ouvrant "Fragmentation d'un lieu commun", je retrouve Jane telle que je l'ai connue et aimée, durant ces soirées-là. Je la retrouve dès la première page : "Il ne s'agit pas d'écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s'agit d'être là".

"Etre là". Sans doute est-ce ce rôle de témoin que Jane Sautière s'est donné, pendant vingt-cinq ans, comme éducatrice pénitentiaire. Lorsque nous nous retrouvions, chaque mardi soir, je savais qu'elle sortait de "là", de la prison, ou d'un de ces services d'entraide aux sortants de prison. Elle nous arrivait de ce que je pourrais appeler ce "continent noir", opaque, illisible. Elle avait dû nous le dire, rapidement, puisque dans ces ateliers nous faisions d'emblée abstraction de notre situation sociale ou familiale, placées immédiatement dans une sphère d'intimité supra-ordinaire. Nous et les mots, seulement. Elle et les mots, mais jamais la prison. Elle ne pouvait pas écrire la prison. Cela était impossible, de faire des mots, du texte, sur cette fosse commune. Elle nous l'avait dit, me l'avait redit encore il y a deux ans, cet impossible : de ce quart de siècle passé par elle en prison, de ces hommes et femmes qu'elle y avait rencontrés, de cette dette de vie qu'elle pouvait avoir à leur égard, de la souffrance accumulée, la leur, la sienne, rien. Pas de mots possibles. Pas de trahison par les mots. Je dis "trahison", parce que ce mot recouvre ce que je peux moi-même ressentir, à l'égard de certaines expériences de vie sur lesquelles je voudrais m'interdire d'écrire. Trahir la vie par les mots. C'est bête, oui, mais c'est juste. Quels textes pourraient contenir, limiter, rendre compte du plus extrême de notre condition humaine ? Et pourtant. Là est l'enjeu de l'expérience littéraire, et l'impossible. Les textes que l'on se refuse d'écrire, autour desquels on tourne longtemps, avec peur, et qui finissent par nous saisir.

Un jour, Jane fut saisie. Parce que son corps lui a rendu impossible un matin d'entrer à nouveau en prison. D'y faire ce qui est métier, éducatrice pénitentiaire. Elle écrit alors, enfin, et telles sont les dernières lignes de son livre : "Le jour où on se réveille malade comme un chien, c'est qu'on est devenu un chien. Lié à sa meute, aboyant avec les autres, malheureux mais aboyant. Emmurant les mots vifs et sanglants, le corps qui refuse d'y aller.

Ne disant plus rien que ce qui doit être dit".

Alors, "Il s'agit d'être là". Position existentielle : être là, parmi les autres, une parmi les autres, mais aussi affirmation de la position qu'elle va enfin assumer, d'écrivain. La simplicité de la formule. Etre. Là. Soi. Le monde. Soi, témoin du monde, mais il ne s'agit pas de faire témoignage. Les livres ne sont pas des témoignages, "il ne s'agit pas d'écrire une souffrance", les livres recueillent les fragments épars, sanglants, du monde.

"Fragmentation d'un lieu commun", a-t-elle donné comme titre à son livre. Le "lieu commun" : peut-être est-ce cela que nous tentons, lorsque nous écrivons. Tenter de trouver un lieu commun aux hommes, en s'affranchissant de ce qu'on pourrait appeler les lieux communs de la littérature, les clichés. Nous, qui vivons hors des murs de la prison, avons la tête pleine de clichés de la prison. Jane, en étant allée "là", en se donnant dans l'écriture la place du "juste là", casse ces clichés, et dans cette apparente surface de l'anecdote, creuse au plus profond du lieu commun.

© Sylvie Gracia