De la résidence à la maisonnée



« Comment l’espace architectural peut-il se situer par rapport à ce tragique ? L’exprimer ? Certainement non. Le nier ? Comment serait-ce possible ? Donner les moyens de lutter contre, d’aider ? Angoisse devant un tel problème. Il faudrait entrer dans l’hôpital comme on passe dans une rue, une galerie où il y a beaucoup de choses à regarder, où l’on peut aller et venir, courir et rêver. »

Pierre Riboulet, extrait de Naissance d’un hôpital de Jean-Louis Comolli,
éditions Montparnasse



On entrerait à l’hôpital comme dans une ville en soi. On y emprunterait sa rue principale, l’avenue des pas perdus, appelée ici « la rue intérieure » et ses boutiques, son salon de coiffure et son « prêt-à-porter » les jours où se faire une beauté, son petit café du coin « Au petit Bretonneau » où se retrouver, sa bibliothèque et sa salle de spectacle où espérer s’évader. Les services seraient appelés « maisonnées » selon l’étage où l’on se trouve, de la maisonnée psycho-gériatrique du premier étage à la maisonnée gériatrique du second. Ces « espèces d’espaces » seraient mes nouveaux milieux. Je devrais y apprendre à vivre, à faire un peu partie, le temps de ma présence, de la maisonnée de ceux qui y résident, à entrer aussi dans une autre maisonnée qui peuple leur mémoire, faite de sensations intérieures, de mots échappés et de retenues silencieuses. Quittant un peu « la vraie vie » comme ils la nomment, mais qu’est-ce donc que cette vie-là ?

Avant d’y entrer je respire l’air de la rue derrière mon masque chirurgical qui sent déjà l’hôpital. J’offre à mes sens cette ouverture avant de pouvoir accueillir dans la paix d’autres corps et d’autres histoires. En allant à l’hôpital Bretonneau, je sors d’abord des profondeurs du métro, de loin dans la terre parce qu’ici c’est le quartier de Montmartre, la butte et les escaliers en dédale où j’ai déjà aperçu sur le trottoir des lieux qui me parlent et que je vais être amenée à croiser un certain temps : la pâtisserie d’à côté et ses cornes de gazelle en vitrine et la librairie de l’Éternel retour. Direction Bretonneau où chaque mot comme chaque geste a un sens que je vais peu à peu m’approprier.

Tout commence jeudi, ce jeudi et trois autres après. Dans une impossible prévision actuelle due à la crise sanitaire, on fonce vite dans une brèche encore ouverte. D’où le conditionnel de départ.
Ma présence des jeudis, des « je dis » qui ne seront plus vraiment cela, là, dans la maisonnée du « je lis » « j’écoute » « je retranscris ». Ma présence des « vous dites » pour effacer les « on-dit » et redonner un prénom aux visages, une identité aux personnes et aux corps qui les portent encore.

Ma propre maisonnée quand je viendrai, ma coquille sur le dos faite de toutes les strates que ma salive par les mots a forgées, sera composée du petit peuple qui me constitue, des lieux et des personnes, et notamment du blockhaus lorrain, ce repli de l’enfance, cet espace du livre devenu.

tu te demandes si un mot contient tout le reste
un seul mot toute une vie derrière

Blockhaus est pour moi ici le mot qui contient tout une vie derrière. Un espace, de repli, de guerre avant moi ; un temps, celui de l’enfance ; un paysage, celui de la Lorraine de Dieue-sur-Meuse ; une texture de béton brut granuleux ; une histoire, personnelle, familiale et mondiale.

Est-ce qu’un mot peut contenir tout le reste, une vie, un temps, un espace, une personne ? C’est l’objet du premier atelier. Quel est ce mot qui pourrait revenir à la surface d’une mémoire, jaillissant dans l’instant et résumer en lui toute une existence, ou celle qui compte finalement ?

s’il s’était appelé autrement
ta vie aurait-elle été la même ?
(...)
seul le mot blockhaus te contient
sa radicalité étrangère où te ressourcer
de langage

Peut-être plusieurs mots surgiront et ce sera prolixe, peut-être aucun et le silence en dira long. Il y aura sans doute des paroles fleuves, de celles qui ne peuvent plus s’arrêter, un flux continu dont il faudra retrouver les rives, un radeau de mots à guider vers une sorte de havre. Il y aura sans doute des blancs et des mots mis ensemble sans queue ni tête et je les laisserai couler et revenir à la surface.
Le repli d’une mémoire et d’un corps, d’un visage plissé qui dit le temps tapissé, vers le dépli de la parole, son déploiement sur un mot. Est-ce possible, réalisable ?

tu es de ce paysage explosif
et explosé
tu l’as toujours été
ce mot s’est moulé dans ta gorge

Retrouverons-nous ensemble ce mot de chacun qui le contient, le dit et le nomme peut-être mieux que tout autre ?

Tout est nouveau ici pour moi. Je me sens étrangère, mais ne serait-ce pas, parce qu’étrangère, que je pourrais faire surgir des paroles qui ne viendraient pas autrement dans le connu, le familier ? C’est un peu cet inconnu du train à qui l’on se livre parfois plus simplement qu’à un proche. Et ce n’est pas tout à fait cela non plus, car là je vais revenir et n’être pas tout à fait cette inconnue. C’est surtout la confiance que je dois établir, ce lien passant du tout inconnu à l’un peu familier faisant partie un temps de leur maisonnée. Je dois y trouver ma place, la juste place de « l’entendant écrivant ».

Entrer en résidence et en maisonnée. Celle de l’écrivain mais surtout celle de toute famille d’humains.

Maud Thiria

18 février 2021
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