écouter : Mathias Énard & Camille de Toledo
Vertiges, vestiges – Nos Europes évanouies, à venir

Mathias Énard, Camille de Toledo

Vertiges, vestiges – Nos Europes évanouies, à venir.


Une conversation animée par Guénaël Boutouillet, pour remue.net et la Scène du Balcon, à la Maison de la poésie.
Une rencontre dans le cadre d’ "Une Saison de lecture" organisée par La Scène du Balcon.

Vendredi 23 janvier 2015, 20h, Maison de la Poésie de Paris.

Lire la présentation de cette soirée.

Lire le dossier que remue.net consacre à Camille de Toledo.

Lire le retour subjectif que j’ai tiré de cette soirée.

Un grand merci à tous. (Guénaël Boutouillet)


Entretien audio





SECESSION est un projet sur le long cours qui se propose de contribuer à penser et façonner l’espace européen autour de la traduction, la migration et l’hybridation. Le projet a été conçu comme un travail de fiction collective, écrit, produit et mis en scène par des écrivains, universitaires et artistes de différents horizons. Les essais, articles et textes de fiction publiés ici contribuent au projet SECESSION. Ils constituent la genèse d’une archive artistique, littéraire, intellectuelle visant à documenter la contestation de l’ordre politique européen actuel.




Le texte inédit lu par Camille de Toledo (à 47’30’’ de l’enregistrement audio)


J’ai écrit ce texte pour témoigner d’une complicité, d’une amitié, qui chemine, entre des livres. Je souhaitais qu’il reste, en plus de l’archive sonore de notre rencontre à la Maison de la Poésie, un souvenir, une trace. Dans ce texte, j’ai juste cherché ce qui peut relier deux voix, deux voies d’écriture, comment elles se croisent, s’agencent, se déplacent, l’une par rapport à l’autre, l’une avec l’autre…


*



- Mathias vit normalement en Espagne.


- Moi, mes ancêtres y vivaient.


- Mathias évite souvent le présent en se plongeant dans le passé.


- Moi, j’évite souvent le présent en pensant à l’avenir.


- Mathias, parfois, porte une mélancolie de ce qui a été.


- Moi, souvent, je porte une mélancolie de ce qui pourrait être.


- Mathias s’intéresse aux ellipses, aux vides et aux trous de l’Histoire.


- Moi aussi.


- Quand Mathias trouve un vide, quelque chose le pousse à s’y engouffrer.


- Moi, quand je trouve un vide, quelque chose me pousse à y habiter.


- Mathias, en ce moment, vit à Berlin.


- Pareil.


- Il a séjourné à Tanger.


- Pareil.


- Il aurait aimé être un écrivain russe.


- Pareil.


On aurait été, par exemple, deux écrivains russes.



- Mathias dessine de livre en livre un territoire qui dépasse de très loin et la carte et le territoire.


- Moi, je cherche ça aussi, à changer la carte et le territoire où nous sommes sommés d’habiter.


- Mathias a lu une partie des livres que mon père a lu, notamment ceux sur la Méditerranée et la bataille de Lépante.


- Moi, je retrouve, dans les livres de Mathias, un peu des lectures de mon père et le sentiment d’une famille retrouvée.


- Mathias travaille à déplacer les lignes qui ont construit, hélas, l’Orient et l’Occident comme deux chiens qui aboient.


- Moi, je cherche à créer un pays pour ceux qui ne savent ni dans quelle langue, ni pour quel Dieu aboyer, ceux qui n’appartiennent pas.


- Mathias rêve de faire la révolution, car il sait que la révolution est un rêve.


- Moi, je rêve de métamorphose, car je sais que la métamorphose est une autre manière de tout changer, en ne coupant pas l’attache qui nous relie aux morts.


- Mathias écrit à la frontière, entre la fin des temps et quelque chose de triste et de drôle à la fois. Il écrit comme un géant.


- Moi, j’aimerais écrire juste après la fin des temps, quand quelque chose voudrait renaître, pourrait renaître, devrait renaître. J’écris l’histoire d’un enfant qui voudrait être un géant.


- Mathias écrit entre les langues, entre une multitude d’autres.


- Moi, j’aimerais écrire dans une langue nouvelle, une langue où il n’y a plus d’autres, où nous sommes tout autres.


- Mathias sait qu’il manque à notre époque des épopées.

Il comprend ce qui est douloureux dans ce manque : des désirs d’Histoire toujours empêchés.


- Moi, je cherche à écrire une épopée des absents, à partir des trous qu’a laissé en nous l’Histoire. J’écris des histoires inachevées.


- Mathias aime Malaparte.


- Pareil.


- Il aime l’outrance et le gargantuesque tragique de Malaparte.


- Pareil.


- Il aime, par exemple, la scène des chevaux glacés du Lac Ladoga.

Il aurait aimé y être, là, sur la rive.


- Moi, je préfèrerais ne pas. Y être. Je préfèrerais dire que j’aurais préféré ne pas y être.


- Avec Mathias, nous allons souvent nous promener dans Berlin. Au bord des lacs, dans les forêts, le week-end. Nous parlons parfois de la France. Puis nous parlons d’un pays à construire. Nous nous racontons des histoires de vieux juifs disparus, des histoires maures, de morts à dormir debout. Nous tenons ainsi, ensemble, deux petites parcelles de l’Andalousie dans une longue nuit allemande.


- Mathias voyage à travers la Mitteleuropa. Il y voit les mosquées que Claudio Magris n’a pas vues.


- Moi, je tends à y demeurer. Je tends à y trouver des sculptures asiatiques que Magris ne veut pas voir, ne peut pas voir.


- Mathias écrit des histoires de train et de valise.


- Moi, j’écris des histoires de train et de valise.


- Mathias décrit des vies coupées, tranchées.


- Moi, de plus en plus souvent, dans mes livres, il y a un père et des enfants.

Et j’hésite à être le père ou l’enfant.


- A la fin du voyage, Mathias jette la valise qui contenait tous les morts.


- A la fin du voyage, moi, je fais sauter le train qui reliait les siècles.


- A notre manière, je dirais, nous sommes des utopistes. C’est-à-dire, des gens qui traversent et habitent un lieu qui n’existe pas, un pays qui demande à être ou qui n’est plus.


- C’est selon. Selon qu’on se trouve de part et d’autre de l’espoir, de part et d’autre du temps.




La beauté de l’impossible


Un autre texte inédit, écrit et lu par Mathias Enard pour la Liste Finnegan.


Ce texte a été écrit pour la « Liste Finnegan », dont Mathias Enard a accompagné l’aventure. Il s’agit d’une liste d’ouvrages établie par des écrivains des quatre coins du monde, qui se font les parrains, les ambassadeurs de livres qu’ils souhaiteraient voir traduits une infinité de langue. La « Liste Finnegan » oeuvre au passage des oeuvres, en s’adressant au éditeurs, en même temps qu’elle cherche à donner corps à une utopie littéraire : un pays de multiplicités, de voix reliées, de jonctions et de disjonctions, un pays où la traduction est la langue.
Ici, Mathias Enard propose la mise en équation de cette utopie du traduire.

(Camille de Toledo)

(Ce texte étant subtilement typographiquement composé, ce qui en rend la lecture à voix haute comme la mise en ligne assez délicate, il vous est proposé en version pdf, ci-dessous).

La beauté de l’impossible : il y a dans la traduction de la littérature quelque chose d’une magnifique équation sans solution, d’une construction mathématique fuyante dont on connait par avance la terrible complexité. (...)

9 juillet 2015
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