Éric Villeneuve | Classe 19
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On n’y prête guère attention mais tout ce à quoi nous sommes confrontés chaque jour dépend d’un nom préexistant. Et l’on oublie que dans ce mot immuable par quoi on désigne chaque chose, il y a une sorte de mode d’emploi ; autrement dit, une façon de faire avec la chose en question : une manière de l’aborder, de l’utiliser, souvent même un usage auquel il faut se conformer – un bon usage.
J’ignore si c’est défaut ou qualité mais, pour ma part, je ne comprends pas les choses d’après le nom qu’elles portent. Quelques unes, si, tout de même : celles auxquelles je ne prête qu’une attention distraite (notre monde est tellement encombré). Mais je peux affirmer que toute chose et, mieux encore, toute personne sur laquelle mon regard s’attarde, elle échappe au mot qui la désigne, au nom qui l’emprisonne, car elle prend très vite, sous mes yeux, d’étonnantes proportions. Il n’est pas de personne qui, dès lors que je m’intéresse à elle, ne me donne le sentiment d’aborder une terre inconnue. « Faire connaissance », pour moi, c’est comme de s’aventurer dans la petite île, le petit cosmos qu’est tout un chacun quand on le considère en propre. Faire connaissance, c’est sauter du canot, commencer l’exploration du rivage qui s’offre à soi, aller aussi loin que possible à l’intérieur des terres. C’est là ma vocation, en ce monde : connaître les îles. De sorte que mon « parcours de vie », vu de haut, ressemble sans doute moins à une existence qu’à un archipel.
Plus que d’autres encore, le personnage dont je vais vous parler à présent – il s’agit de l’écrivain Daniel Defoe –, était un petit « cosmos », voire un univers à lui seul. Mais il ne s’en vantait pas et le revendiquait encore moins. En effet, cet auteur prolifique, ce pionnier du journalisme que James Joyce tient également pour le fondateur du roman anglais, il n’a signé aucune de ses œuvres de fiction. Les Aventures de Robinson Crusoé, par exemple, elles furent présentées aux lecteurs de 1719 comme écrites par Robinson lui-même… Jamais, du vivant de Defoe, il n’a existé de couverture sur laquelle on écrivait comme on écrit aujourd’hui : Robinson Crusoé par Daniel Defoe.
Est-ce pour cela que le texte s’est chargé à ce point de génie, est-ce pour cela qu’il connaît une telle postérité ? Parce qu’il en serait allé pour « Robinson », en somme, comme il en était allé, deux siècles plus tôt, pour « Léonard » ?
Léonard, vous savez : cet enfant non reconnu par son père, et dont la mère est peut-être Caterina di Meo Lippi, peut-être Caterina di Antonio di Cambio…
Léonard, oui : un garçon issu d’une famille aisée mais que sa naissance illégitime empêcha de devenir un lettré. De telles études – à commencer par l’apprentissage du latin – lui auraient permis de suivre la voie de son père, d’exercer la même profession que lui. Mais la « guilde des notaires » de Toscane n’acceptait pas dans ses rangs les « non legittimi ». Et c’est à cela notamment, à l’impossibilité pour lui d’exercer une profession libérale, que Léonard a dû de pousser, à l’âge de quatorze ans, la porte d’un atelier d’art…
Ah, grand merci, ser Piero da Vinci, de nous avoir donné – sans préciser d’emblée quelle part vous y aviez prise – Léonard de Vinci !
Et grand merci, Daniel Defoe, de nous avoir donné, sans revendiquer non plus votre « paternité », Robinson Crusoé.
Je vous parle de Daniel Defoe, en l’occurrence, parce que cet auteur, c’est « L’île du jour d’avant ». Entendez par là que Defoe était l’île que j’explorais lorsque j’ai reçu votre invitation à mettre le cap sur « Descartes ».
Une bien étrange coïncidence car le Discours de la méthode, œuvre la plus fameuse dudit Descartes, a pour particularité d’avoir été publiée, comme « Robinson Crusoé », sans nom d’auteur.
Et à peine avais-je découvert cela – qu’il y a, dans les prodiges de l’art, de la littérature ou de la philosophie, quelque chose d’illégitime, au départ ; bref, qu’une œuvre d’exception, ça peut sembler, à première vue, un « truc bâtard » –, à peine avais-je découvert cela, oui, que j’ai relevé une autre similitude entre Robinson Crusoé et Le discours de la méthode : le fait que ces deux textes nous soient connus par des titres abrégés…
Voyez vous-mêmes, ouvrez les éditions dont vous disposez, soit chez vous, soit dans les bibliothèques auxquelles vous avez accès. Vous constaterez vite qu’il faut s’avancer de vingt ou trente pages dans chacun de ces livres pour accéder au titre véritable.
Il est d’usage, je le rappelle, dans les éditions de textes classiques, d’avertir le lecteur quand il quitte la partie introductive de l’ouvrage (préface, présentation ou avant-propos) pour entrer dans l’œuvre elle-même. Cet « avertissement » au lecteur, il consiste en une nouvelle mention du titre, rien de plus. Or, dans les deux volumes qui nous occupent, les éditeurs scrupuleux font succéder à cette page de titre une page de même nature mais qui comporte, elle, le titre intégral de l’œuvre. De sorte qu’après avoir lu « Discours de la méthode », on lit, page suivante, « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ». De même, après « Robinson Crusoé », lit-on : « La vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé, marin natif de York, qui vécut vingt-huit ans seul sur une île déserte du littoral de l’Amérique près de l’embouchure de l’Orénoque, après avoir été jeté à la côte par un naufrage… » (etc. etc.). Le titre est si long que je ne le citerai pas en entier, me contentant de rappeler qu’il se termine par une mention trompeuse : « Écrit par lui-même » – lui-même, Robinson.
Mais quittons définitivement « L’île du jour d’avant » (beau titre d’Umberto Eco, par ailleurs) et abordons celle d’aujourd’hui…
L’île d’aujourd’hui, c’est « Descartes », c’est votre lycée. Nous voici réunis, au reste, dans une des salles de l’établissement. Une salle dont nous avons tous trouvé le chemin puisque nous y formons la belle assemblée que voici. Je dois avouer cependant que – dans les derniers cent mètres, mettons – je me suis demandé sur quoi j’allais prendre appui pour assurer mon équilibre, être en capacité, tout de suite, de vous parler avec aisance. J’ai alors pensé qu’un propos certes un peu « convenu » mais « solide » (comme le sont les choses de notoriété publique) aurait un effet bénéfique, à ce stade de mon récit…
Ce propos « convenu », le voici. Toute personne s’intéressant aux « vies parallèles » de Defoe et de Descartes tiendrait le même, je crois. A savoir que si le premier, Daniel Defoe, fut le fondateur du roman anglais, le second, René Descartes, a été lui aussi une sorte de « premier maître » dans son pays, en tant qu’initiateur du rationalisme à la française.
Le même Descartes dont découle, bien entendu, l’adjectif « cartésien », synonyme de « méthodique, clair, logique » et présupposant que l’on envisage toute chose, ici-bas, comme intelligible et accessible par la raison…
Je n’ai rien contre les adjectifs.
Et rien contre celui-ci en particulier.
Je regrette cependant que cartésien ne dise pas tout de l’homme qu’a été Descartes.
Et qu’il dise encore moins ce qu’a été son œuvre avant de devenir la pierre angulaire du rationalisme français.
Notez bien ceci : quand il parle des sciences occultes (a priori, les sciences du camp opposé au sien), René Descartes, comme pour mieux s’en tenir éloigné, les qualifie de « mauvaises doctrines ». Et pourtant, sa méthode pour « chercher la vérité dans les sciences », elle lui est venue d’une façon proprement surnaturelle, à la faveur de rêves divinatoires : des songes, soupçonne-t-il, « venus d’en haut ».
Depuis le début – vous l’avez sans doute remarqué –, je ne fais mention ici que de faits étranges ou d’anomalies : romans sans nom d’auteur, titres de livre mutilés, origine bâtarde des œuvres de génie, voire des génies eux-mêmes… Et ce n’est pas fini ! Car à cette série, il faut ajouter à présent un problème de manuscrit perdu. Les songes divinatoires de Descartes, en effet, ils ne nous sont pas connus par le texte des « Olympica », où l’auteur les avait relatés en détail, mais grâce à un ouvrage de seconde main : la transcription que donne de ces mêmes rêves (tout en les commentant) un certain Adrien Baillet, le premier biographe du philosophe.
Même dans la version de l’abbé Baillet – dont on imagine qu’elle n’a pas le pouvoir évocateur de l’original –, les « Olympica » étonnent, bousculent… Tout semble aller à l’encontre de la volonté affichée de « bien conduire sa raison ». Il y est question d’un Descartes parti pour une simple promenade mais qui perd pied, soudain, handicapé par l’irruption de fantômes à ses côtés. Et quand le jeune homme (il n’a guère plus de vingt ans, à l’époque) réussit à se libérer de cette emprise, un vent impétueux se lève qui le malmène tout autant, l’obligeant à se réfugier dans le premier établissement venu. Va-t-il échapper, là, aux mauvais génies ligués contre lui ? Non, le vent impétueux, tourbillonnant, ne le lâche pas. Pris dans la spirale du « beau bizarre », Descartes n’a d’autre choix que de se préparer, vaille que vaille, aux épreuves suivantes : deux nouveaux rêves prémonitoires, l’un où il s’affronte, dans l’obscurité de sa chambre, à une gerbe d’étincelles – à moins qu’il ne s’agisse d’un essaim météorique, d’une pluie d’étoiles filantes –, l’autre où il fait la découverte de deux livres majeurs : un corpus de poésies classiques et un dictionnaire, ouvrages qui, en se superposant, lui montrent « la voie à suivre dans la vie », sachant qu’ils préfigurent, chacun à leur façon, ce que deviendra le travail du jeune philosophe sous la conduite de « l’esprit de vérité » : une œuvre réunissant les « trésors de toutes les sciences ».
Si l’on jugeait de Descartes d’après ce passage des « Olympica » et qu’il fallait en déduire quel genre de précurseur il a été, on répondrait, plutôt que rationaliste, précurseur du surréalisme…
Venons-en à présent – car c’est pour nous d’une certaine importance – à la question de la date. Ces trois rêves, ils sont intervenus le 10 novembre 1619. Or nous sommes, nous aussi, un jour de novembre. Et, surtout, nous sommes en l’an 19 du nouveau millénaire, soit quatre siècles exactement après l’épisode onirique rapporté dans les « Olympica ». Nous célébrons donc aujourd’hui l’anniversaire de cet événement : la genèse fantasmagorique d’une œuvre philosophique à modèle mathématique. Et cela ne tient pas qu’à une coïncidence de dates : novembre 1619, novembre 2019. Il y a le lieu, aussi. En effet, le vent tourbillonnant dont je vous ai parlé, Descartes raconte qu’il le pousse à se réfugier – devinez ou ? – dans la cour d’un collège. Un établissement dont il ne précise le nom à aucun moment. Pas plus qu’il n’inscrira son patronyme sur la première édition du « Discours de la méthode ». Or ce nom manquant – ce nom omis tant sur le portail du collège que sur la couverture du livre –, nous en disposons, nous. Si modestes que soient nos connaissances, comparées à celles de Descartes, nous savons une chose que lui ne savait pas, ne pouvait pas savoir (juste pressentir, éventuellement) : qu’il allait traverser les siècles grâce à son « Discours » et que, ce faisant, il deviendrait digne de donner son nom à un établissement public. Oui, cela, en 2019, nous le savons. Nous le savons par expérience directe, en notre qualité d’élève, de professeur, de visiteur du « Lycée Descartes ».
Que dire encore ? Parfois, il tient à si peu qu’un événement se produise ou non. Nous aurions pu nous rencontrer le mois dernier ou l’année prochaine. Auquel cas l’effet « anniversaire » n’aurait pas joué. Ce lycée, d’autre part, il pourrait aussi bien s’appeler « Pierre Corneille » ou « Denis Diderot », et alors il n’y aurait pas de fondement à ce récit. Mais non, le hasard a joué pour que s’alignent les planètes, dans le ciel de Saint-Genis-Laval. Nous sommes là, quatre cent ans après les songes des « Olympica », partie prenante de l’histoire, comme en charge de révéler, sous l’impulsion des temps écoulés, ce nom que personne n’avait deviné jusqu’ici, le nom du « collège » où se réfugia le futur philosophe quand il était poursuivi, déjà, par le démon de la connaissance : rien moins que votre lycée René Descartes, passé des sombres rêves de 1619 à la lumière d’aujourd’hui grâce au pont invisible, au continuum temporel qui relie, je crois, les lieux d’apprentissage, les lieux de connaissance…
Et maintenant que mon récit a trouvé sa conclusion, je vous le demande : ce trajet de soi à soi – cette scène où le jeune Descartes entre sans le savoir dans la cour du collège Descartes –, n’est-ce pas une illustration possible du précepte socratique : « Connais-toi toi-même » ?
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