fin de la quincaillerie Robin

Patrice Robin a publié trois romans chez POL, dont le dernier, Bienvenue au paradis en janvier 2006. C’était à Besançon, en novembre dernier, lors des Petites Fugues. Nous nous sommes mis à parler des villes de Poitou, celles de notre adolescence, lui à Mauléon, entre Bressuire et Cholet, moi à Civray, et de la cessation des commerces. D’où étions-nous issus, de quel monde ignorant de sa ruine à venir, et dont les formes sociales semblaient être nées assez continuement pour devoir durer toujours ?

On trouve cette réflexion chez Jean Rouaud (en particulier Pour vos cadeaux) ou dans certains livres de Pierre Bergounioux (La mort de Brune qui est un repère essentiel).

J’ai demandé à Patrice Robin l’autorisation de mettre en ligne ces trois documents, un autour, un en-deça de l’écriture dont nous décidons que c’est cela aussi, la matière de l’écriture. Question à la figure de l’écrivain, à l’invention et au statut de l’écrivain. Question au temps et à la durée de l’apprentissage : tenir, remonter.

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Photographies : rue du Commerce à Civray (Vienne).


Patrice Robin, De la quincaillerie à P.O.L

1963 : Fils unique depuis 10 ans du quincaillier de la grand-place
1964 : Chante « Vous permettez Monsieur » d’Adamo aux noces d’Édith la vendeuse.
1965 : Idem aux noces du cousin Fernand.
1966 : Pas de noces. Traversée du désert.
1967 : Achat d’une caméra super 8.
1968 : Cinéaste amateur.
1969 : Idem + rêvant d’une palme d’or à Cannes.
1970 : Idem + décidé à s’inscrire dans une école de cinéma.
1971 : Au plus mal avec l’organisation familiale du commerce qui l’en a empêché.
1972 : Étudiant dilettante + résolu à ne plus jamais dépendre des puissances d’argent.
1973 : Ouvrier dans une usine de constructions nautiques.
1974 : Idem + échevelé livide au milieu des tempêtes.
1975 : Stagiaire de la formation professionnelle.
1976 : Comptable.
1977 : Idem + comédien amateur.
1978 : Toujours comédien amateur, mais plus que comptable à mi-temps.
1979 : Encore comédien amateur, mais plus qu’aide-comptable à mi-temps.
1980 : Employé de bureau à quart-temps et comédien.
1981 : Intérimaire et comédien.
1982 : Toujours comédien, mais chômeur.
1983 : Interdit bancaire.
1984 : Stagiaire de la formation professionnelle.
1985 : Idem.
1986 : Animateur culturel.
1987 : Idem + apprenti écrivain.
1988 : Toujours apprenti écrivain et toujours animateur culturel, mais à mi-temps.
1989 : Idem.
1990 : Idem.
1991 : Idem.
1992 : Idem + refusé par tous les éditeurs.
1993 : Idem.
1994 : Idem.
1995 : Idem.
1996 : Idem.
1997 : Idem.
1998 : Idem.
1999 : Parution de Graine de chanteur aux éditions Pétrelle.
2000 : Écrivain et toujours animateur culturel.
2001 : Licencié pour raisons économiques et parution des Muscles chez P.O.L.

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De la quincaillerie...

5 juin 1958. Monsieur, recevant toujours des lettres de votre part adressées à Basteau, je vous fais remarquer que les établissements Basteau n’existent plus depuis deux ans. Étant son successeur, ayant toujours depuis cette date travaillé avec vous, principalement pour les clés à molette, je vous demande de bien vouloir noter mon nom Pierre ROBIN... En attente...

16 juillet 1959. Messieurs, veuillez s’il vous plait m’expédier par transport le plus rapide, car je n’ai plus une pince universelle, 12 pinces standard de 16 cm... En attente...

22 septembre 1960. Cher ami, excusez-moi si je ne vous ai pas téléphoné samedi soir, je suis rentré trop tard. Pour le barbelé, ma femme avait perdu les prix. Nous les avons retrouvés hier soir. Veuillez donc m’expédier... En attente...

11 octobre 1962. Monsieur, je vous informe de l’embauche, trois jours par semaine, comme vendeuse, de Mademoiselle Édith...

27 novembre 1965. Ayant eu la visite de votre représentant hier, je ne savais nullement que vous faites des brosses métalliques moins chères à 200 francs. Veuillez donc modifier ma commande, au lieu de 100 brosses à 290, veuillez mettre 50 de chaque...

7 mai 1968. Urgent : Livrer au Château 12 bottes de barbelé et 150 mètres de grillage...

2 août 1970. Réparation d’une clôture électrique grillée par la foudre. Total : 149,00 F.

5 août 1971. Réparation d’une clôture électrique grillée par la foudre. Total : 162,00 F.

9 août 1972. Réparation d’une clôture électrique grillée par la foudre. Total : 180,00 F.

1973. Paniers Poitou, faucilles Cholet, brosses à crinière Le Tigre, lien à bœufs, faux Mouette, mousquetons à touret, vilebrequin à mandrin, tarières à tête plate, haches cognées, tire-point, meule émeri...

1974. Faire facture à Rambault l’Arsicot, Fouillet la Touche, Hérault l’Exploit, Arnault le Rabatier, Vigneron la Ramagne, Métayer la Barre, Bodet la Chevalerie, Bazin la Vacherasse, Jeannot le Beugnon et Fillaudeau la Pétonnière.

1975. Passer chez gars de la Ronde, gars de la Bleure, gars de Roussay à côté Mairie, gars de la Darlière, gars de la Chapelle, gars de St Sauveur, gars des Roches à côté château d’eau et gars de Millepieds.

5 mai 1976. Tourner à l’église, tout de suite à gauche, 1 km, chemin à droite, en haut de la côte tourner après le bois, chemin de pierre sur 500 mètres, premier village, trois fois à gauche et chemin jusqu’au bout.

11 octobre 1978. Veuillez s’il vous plait, si vous passez dans ma région avancer me voir car votre maison me réclame une facture dont je crois avoir acquitté suivant les commandes que j’ai passées. En attente...

6 février 1979 : Joseph Baudouin a-t-il payé ?

11 mai 1981. Le Château : Livrer 15 bottes de barbelé et 200 mètres de grillage...

31 décembre 1983. Résultat net d’exploitation : 105 679, 70 F.

31 décembre 1984. Résultat net d’exploitation : 83 422, 40 F.

31 décembre 1985. Résultat net d’exploitation : 69 513, 80 F.

31 décembre 1986. Je vous informe par la présente de la cessation d’activité de la quincaillerie ROBIN...

... à P.O.L

Avec Jacques, mon copain Jacques, on joue au football dans les jardins de l’ancienne abbaye. On fait France Brésil. Lui, c’est la France et moi, le Brésil. Parfois l’inverse. Il nous faut une force surhumaine pour être onze joueurs à la fois et pas des moindres : Kopa, Pelé... C’est pour ça que nous avons cassé notre tirelire, pour faire venir les planches d’exercices de la méthode de musculation Duranton. Des épaules larges comme ça, résultats garantis en six mois. J’en ai besoin, bien plus que Jacques. Je suis chétif, trop chétif. Ma salle d’exercices, c’est le grenier, transformé chez nous en réserve de marchandise pour la quincaillerie. Pelles, pointes, fourches, mais surtout matériel lourd, gros marteaux que j’attache deux par deux, tête-bêche, essieux, roues de brouettes en fonte. Une aubaine pour ce qui m’occupe. Je garde un visage impassible pendant l’effort. Bras, épaules, pectoraux. Particulièrement soignés, les pectoraux. Couché sur une vieille couverture à même le plancher, je les travaille dans tous les sens : latéral, horizontal, vertical. L’idéal à atteindre : deux petits coussins joliment dessinés, avec une lisière d’ombre en dessous, visible dans la glace sans gonfler la poitrine, même de face. Les jambes et les mollets enfin. Mon point faible les mollets. Les résultats se font attendre. C’est ennuyeux car tous les dimanches on joue au football, en short, devant les pères.
Le Visage tout bleu, 1995

La veille de Noël, pour remplacer la vendeuse partie en vacances dans sa famille, il fut appelé en renfort au magasin. Ce vendredi 23 décembre, jour de marché, fut pour lui mémorable. La saison du fil de fer battait son plein. Les paysans profitaient de l’hiver pour refaire leurs clôtures. Victor posait le rouleau sur le comptoir, se décontractait le bras et l’épaule, dégageait la petite poignée, la saisissait paume vers le sol, prenait une longue inspiration, bandait ses muscles, cambrait les reins et soulevait. Une fois du bras droit, une fois du bras gauche. La lourdeur de l’objet, ajoutée aux dix mètres à parcourir jusqu’à la voiture du client, avec au passage trois marches à descendre, l’exercice était une bénédiction pour les muscles du torse. Il y eut des clients-fil de fer jusqu’au soir. Une douzaine en tout. Sa plus belle livraison : six bottes qu’il porta en trois fois deux. Le dernier parcours fut un supplice, mais il tint bon. Ce vendredi soir, avant le dîner, il entra dans la chambre de ses parents et se posta, torse nu, devant la glace de l’armoire. Où miracle, il crut apercevoir soudain Charlton Heston, ses bras, ses épaules, et surtout, larges, élégants, racés, ses pectoraux puissants, moulés dans la cuirasse. La joie le submergea et en silence, entre lit et l’armoire, il se fit ce soir-là, un véritable festival, d’épaules carrées, de biceps gonflés et de pectoraux contractés, de face, de profil, de trois quarts, bras tendus et poings serrés le long du corps, ou encore mieux, mains jointes à la hauteur du sexe, paumes vers le sol.
Les Muscles, éditions P.O.L, 2001

© Patrice Robin pour les trois textes

18 avril 2006
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