Frédéric Lefebvre | Deux hommes dans la bibliothèque

Dans ma bibliothèque, au dernier étage, dernier rayonnage, derrière une pile de livres de poésie – tous ces livres-ci en format de poche.
D’Éric Holder, qui est mort : Duo forte, Hongroise, La correspondante, L’histoire de Chirac, Bienvenue parmi nous, L’homme de chevet, Mademoiselle Chambon, La baïne.
Je sais qu’il en manque un, La saison des bijoux, le dernier que j’aie lu. Je ne sais pas où il est.
J’ai aussi un recueil de nouvelles inspirées du peintre Vuillard, dans une collection qui n’existe plus, qui demandait aux écrivains de regarder des œuvres, des images, et d’écrire. Son format est plus grand. Je le cherche aussi, je ne l’ai pas retrouvé.
Éric Holder est mort à cinquante-huit ans. Et j’ai été affecté parce que – je ne sais pas pourquoi – ses livres m’aimaient.
Je l’ai aperçu une fois. Je l’ai longuement vu et écouté, en fait, dans une bibliothèque municipale, de quartier, où je m’étais déplacé par… amour. J’aimais ses livres. Je voulais écrire. Je croyais pouvoir écrire des nouvelles. Il me semblait qu’Éric Holder était le plus fort du monde. On en parlait dans des revues pas très diffusées à l’époque, comme Le Matricule des Anges. C’était en 1996, le 23 octobre très exactement.
Il était invité avec Marie Desplechin, qui écrivait aussi des nouvelles. Les deux étaient du nord de la France. C’était à Paris. Ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais rencontrés. Un courant de sympathie, comme on dit…

Je voudrais rendre hommage à Holder – l’écrivain Holder – parce qu’un autre homme est mort. Et je ne sais plus très bien à qui je voudrais rendre hommage.
L’autre homme était un lecteur, un lecteur professionnel. Il s’appelait Jean Starobinski. Il était de la Suisse.
Je l’ai longuement vu et écouté dans une autre bibliothèque, un autre jour. A Neuchâtel. Il ne parlait pas de lui-même, ne répondait pas à des questions, ne faisait connaissance de personne : il donnait une conférence inaugurale ou conclusive. Il s’agissait de Jean-Jacques Rousseau, puisque nous étions tous réunis à Neuchâtel pour en parler doctement.
Mais lui, oui, était docte.
C’était en 2001, le 20 septembre.
Il est probable que nous avons parlé aussi d’autre chose.

J’ai aussi des livres de Starobinski – le lecteur-essayiste – dans ma bibliothèque : Portrait de l’artiste en saltimbanque, Largesse. Peut-être d’autres encore. Et des photocopies de livres ou de chapitres.
Une lettre qu’il m’a écrite, en réponse à un envoi. Mais je ne la retrouve pas.
En revanche, je retrouve dans un dossier du Magazine Littéraire une photographie qui m’a marqué. Une toute petite photo (qu’elle soit attribuée à Cartier-Bresson, ici, n’a pas beaucoup de sens). Deux hommes conversent, assis dans un jardin, sur des chaises longues. A gauche, cheveux blancs, visage dans l’ombre, les deux mains presque jointes devant lui, comme s’il tenait entre ses doigts un petit objet, Yves Bonnefoy. A droite de l’image, la tête tournée vers son ami – son ami –, visage en plein soleil, souriant, les cheveux sombres, une mèche encore juvénile, Jean Starobinski.
Il y a des textes de l’un sur l’autre, de l’autre sur l’un, sans doute.

Ce dont je me souviens, dans cette bibliothèque de quartier, sous la verrière qui donnait une lumière du jour, peut-être douce, c’est de la jeunesse de Marie et Éric, elle à gauche, lui à droite, qui tantôt se tournaient l’un vers l’autre, tantôt faisaient face au public un peu présent, qui souriait.
Le public souriait. Ces deux-là étaient sympathiques. On avait envie de lire et d’écrire.
Comme s’ils disaient : « Bienvenue parmi nous. »

Frédéric Lefebvre


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17 mars 2019
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