Jour 4 : Grenouille
Les bons écrivains n’ont jamais été pour toi que les écrivains morts. Ce qu’ils ont d’accommodant est qu’ils provoquent un syndrome identique, universellement partagé, cette fameuse anxiety of influence, qui postule que tout a été dit et qu’on le dira moins bien. À ce point précis, toi et les contemporains êtes égaux. Mais les vivants justement ne vivent que pour devenir ces morts, ces morts étrangement vivants qui traversent la durée, éclipsant sans équivoque les rivaux d’autrefois qui sont aussi tes rivaux d’aujourd’hui.
Étonnamment tu es là flirtant avec les contemporains, leur donnes la voix, cherches le sens, lis et commentes, les reçois à ta table, les montres à ton public, la résidence bouscule le moindre de tes arrêts. Tu leur offres ce que tu voudrais qu’on t’offre sous l’effet d’un retournement intrigant.
Et contre toute attente, tu t’éprouves à ta taille.
« Il me sembla que si Breton priait au silence ceux qui l’écoutaient, il ne se taisait pas lui-même. Ainsi je devais non seulement me taire mais n’entendre plus que la voix mesurée, prétentieuse et s’enflant avec habileté de Breton. Il me semblait conventionnel, sans la subtilité qui doute et qui gémit, et sans les paniques terribles où il n’est plus rien qui ne soit défait. Ce qui me donna le plus de malaise n’était pas seulement le manque de rigueur, mais l’absence de cette cruauté pour soi-même, toute insidieuse, joyeuse et à dormir debout, qui ne tente pas de dominer mais d’aller loin. En de semblables conditions, je renonçai à me taire et j’entrai dans l’horrible jeu où je m’écœurai de ma prétention pour avoir refusé celle d’un autre. Je devais à mon tour enfler la voix, l’enfler davantage et plus sottement pour vitupérer une enflure que je dépassais. » Georges Bataille, Le surréalisme au jour le jour, 1951.