Les Poètes
du Grand Jeu une anthologie
présentée par Zeno Bianu
proposé par Laurent Margantin
Zeno Bianu a précédemment
publié en
Poésie Gallimard, en 2001, une "anthologie des poèmes à dire" qui
permet
d'incroyables
relectures ou découvertes – personnellement j'en achète
au moins 1 exemplaire par mois pour offrir aux 12/16 ans de connaissance
: c'est le livre qui aurait dû rafler tous les prix de littérature
jeunesse de la décennie... FB
«Un besoin imminent
de changer de plan»
Des membres du Grand Jeu,
on connaissait surtout René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte.
Zeno Bianu rassemble ici un vaste et excellent choix de textes
représentatifs
de l´ensemble du groupe fondé à Reims, au début
des années 20, par quatre lycéens : Gilbert-Lecomte,
Daumal, Vailland, Meyrat.
Plus jeunes d´une dizaine d´années
que Breton ou Artaud, les membres du Grand Jeu se développeront
dans un rapport de concurrence avec le surréalisme, critiqué par
Daumal pour l´usage de « techniques » (cadavre
exquis, écriture automatique) devenues de simples jeux de
société. Rarement charge plus violente, et plus fondée
pour ce qui concerne l´usage devenu superficiel de ces techniques
par quelques nouveaux adeptes (là Daumal met le doigt, cinquante
ans à l´avance, sur ce qu´il adviendra du surréalisme
après la mort de son chef de file), aura été formulée.
Dans une lettre ouverte de 1929 adressée à André Breton,
Daumal écrit ces lignes cinglantes :
Pour les trouvailles
divertissantes du « Cadavre exquis »,
de l´écriture automatique seul ou à plusieurs,
je laisserais tout l´appareil technique que le Grand Jeu
travaille à construire et auquel chacun de nous apporte
sa part de ressources ! Nous avons, pour répondre à votre
science amusante, l´étude de tous les procédés
de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de
voyance, de médiumnité ; nous avons le champ illimité (dans
toutes les directions mentales possibles) des yogas hindous ; la
confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique
avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable
le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite
primitive... et ce n´est pas fini.
Les membres du Grand
Jeu se risqueront dans ces voies dangereuses de l´expérimentation
physique et mentale, en cela proches d´esprits marginaux
comme Artaud ou Michaux. Ils chercheront à ouvrir la poésie à d´autres
pratiques, ce qui signifie en même temps la ramener à sa
source, orientale notamment.
Mais où est la poésie
en tout cela, direz-vous ? écrit
encore Daumal. La vraie, la grande, celle qui vous dresse,
le cheveu hérissé et la gorge sèche, qui vous divise
au diamant en vos parties constituantes, et vous rassemble en même
temps en une flèche droit décochée à la
vitesse où tout meurt en lumière, qui poigne, oriente,
embrasse et voue, la vraie, la grande ?
Extension de la conscience
jusqu´au risque du trou noir,
extension vers le futur même, dans un texte écrit
pourtant au passé où il est question de « quelques
poètes français du XXVème siècle »… Renversement
de toutes les perspectives pour y voir au bout, peut-être,
clair. Le vers gardé encore, mais comme une fragmentation
psychique, comme l´expérience du démembrement
cosmique apportant de nouvelles visions. Le texte-source du Grand
Jeu, c´est la « Lettre du voyant » de Rimbaud,
en qui se reconnaissent tous ces adolescents de Reims.
Il y a un
texte de l´anthologie qui dit le plus clairement,
le plus fortement la démarche d´ensemble du groupe
: c´est un texte d´Artaud à propos du recueil
de Roger Gilbert-Lecomte, Sur la vie l´amour la mort le vide
et le vent. Il dit justement la nature même de la poésie
du Grand Jeu, poésie, dans cette anthologie, magnifiquement
rassemblée : Ici enfin une forme de vrai lyrisme, de lyrisme moderne apparaît.
Et c´est ici que Roger Gilbert-Lecomte rompt avec les poètes
du temps, retrouve ce ton organique, cette atmosphère déchirée
d´organes, cet air fœtal, humide, ardent, qui a de tout
appartenu au vrai lyrisme, qui puise sa force à la force
de la vie, qui prend sa source à la source de toute vie.
Des jeunes gens qui ont le
goût de l'absolu, qui proclament ne chercher que l' essentiel
, qui jouent de la dérision comme d'un vertige, créent
en 1928 une revue dont le titre fait écho aux manoeuvres
des arpenteurs, des géographes et des espions d'Orient :
Le Grand Jeu . Mais René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte,
Maurice Henry, Pierre Minet, André Rolland de Renéville,
Monny de Boully, André Delons, Hendrik Cramer, Pierre Audard,
aussi Desnos, Vitrac, Ribemont-Dessaignes, Sefert ou Nezval, n'entendent
pas seulement forcer des zones frontières, des limites terrestres,
ils ont en tête les défis plus risqués dont
on ne revient pas, ou alors souverainement calciné.
Aventure éphémère s'il en est (1928-1932 :
trois numéros parus, un quatrième non publié),
Le Grand Jeu est, dans le siècle, l'une des expériences
décisives qui ne s'éveillent qu'à la lumière
de soleils noirs et ne se soucient que d'expéditions vers
des Monts inconnus, inaccessibles au-dehors et sans pitié au-dedans.
C'est pourquoi, évoquant un «mouvement» qui
est bien plus que «littéraire», qui a l'allure
foudroyante et contradictoire d'une comète collective, il
est impossible de s'en tenir au seul espace des pages publiées
dans la revue. C'est d'un parcours d'ensemble qu'il s'agit, d'une
trajectoire, d'abord commune, puis dispersée, dilapidée.
Après Rimbaud, les poètes du Grand Jeu sont, à l'évidence,
ceux qui ont le plus authentiquement, le plus douloureusement parfois,
témoigné pour la poésie vécue.
LES POÈTES DU GRAND JEU [2003]. Édition de Zéno
Bianu, 416 pages, 6 ill., sous couv. ill., 108 x 178 mm. Collection
Poésie/Gallimard (No 381), Gallimard -anth. ISBN 2070410951.
Parution : 06/03/03.
Les Poètes du Grand Jeu
une anthologie présentée par Zeno Bianu
proposé par Laurent Margantin
Zeno Bianu a précédemment publié en Poésie Gallimard, en 2001, une "anthologie des poèmes à dire" qui permet d'incroyables relectures ou découvertes – personnellement j'en achète au moins 1 exemplaire par mois pour offrir aux 12/16 ans de connaissance : c'est le livre qui aurait dû rafler tous les prix de littérature jeunesse de la décennie... FB
«Un besoin imminent de changer de plan»
Des membres du Grand Jeu, on connaissait surtout René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte. Zeno Bianu rassemble ici un vaste et excellent choix de textes représentatifs de l´ensemble du groupe fondé à Reims, au début des années 20, par quatre lycéens : Gilbert-Lecomte, Daumal, Vailland, Meyrat.
Plus jeunes d´une dizaine d´années que Breton ou Artaud, les membres du Grand Jeu se développeront dans un rapport de concurrence avec le surréalisme, critiqué par Daumal pour l´usage de « techniques » (cadavre exquis, écriture automatique) devenues de simples jeux de société. Rarement charge plus violente, et plus fondée pour ce qui concerne l´usage devenu superficiel de ces techniques par quelques nouveaux adeptes (là Daumal met le doigt, cinquante ans à l´avance, sur ce qu´il adviendra du surréalisme après la mort de son chef de file), aura été formulée. Dans une lettre ouverte de 1929 adressée à André Breton, Daumal écrit ces lignes cinglantes :
Pour les trouvailles divertissantes du « Cadavre exquis », de l´écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout l´appareil technique que le Grand Jeu travaille à construire et auquel chacun de nous apporte sa part de ressources ! Nous avons, pour répondre à votre science amusante, l´étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas hindous ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive... et ce n´est pas fini.
Les membres du Grand Jeu se risqueront dans ces voies dangereuses de l´expérimentation physique et mentale, en cela proches d´esprits marginaux comme Artaud ou Michaux. Ils chercheront à ouvrir la poésie à d´autres pratiques, ce qui signifie en même temps la ramener à sa source, orientale notamment.
Mais où est la poésie en tout cela, direz-vous ? écrit encore Daumal. La vraie, la grande, celle qui vous dresse, le cheveu hérissé et la gorge sèche, qui vous divise au diamant en vos parties constituantes, et vous rassemble en même temps en une flèche droit décochée à la vitesse où tout meurt en lumière, qui poigne, oriente, embrasse et voue, la vraie, la grande ?
Extension de la conscience jusqu´au risque du trou noir, extension vers le futur même, dans un texte écrit pourtant au passé où il est question de « quelques poètes français du XXVème siècle »… Renversement de toutes les perspectives pour y voir au bout, peut-être, clair. Le vers gardé encore, mais comme une fragmentation psychique, comme l´expérience du démembrement cosmique apportant de nouvelles visions. Le texte-source du Grand Jeu, c´est la « Lettre du voyant » de Rimbaud, en qui se reconnaissent tous ces adolescents de Reims.
Il y a un texte de l´anthologie qui dit le plus clairement, le plus fortement la démarche d´ensemble du groupe : c´est un texte d´Artaud à propos du recueil de Roger Gilbert-Lecomte, Sur la vie l´amour la mort le vide et le vent. Il dit justement la nature même de la poésie du Grand Jeu, poésie, dans cette anthologie, magnifiquement rassemblée :
Ici enfin une forme de vrai lyrisme, de lyrisme moderne apparaît. Et c´est ici que Roger Gilbert-Lecomte rompt avec les poètes du temps, retrouve ce ton organique, cette atmosphère déchirée d´organes, cet air fœtal, humide, ardent, qui a de tout appartenu au vrai lyrisme, qui puise sa force à la force de la vie, qui prend sa source à la source de toute vie.
Laurent Margantin
à lire aussi : sur Le Ciel intérieur de Zeno Bianu, dans le Matricule des Anges
hommage à Gherasim Luca, de Zeno Bianu, sur remue.net
bio-biblio de Zeno Bianu sur pleut-il.net
Zeno Bianu à l'hôtel Beury, centre de poésie
la quatrième de couverture:
Des jeunes gens qui ont le goût de l'absolu, qui proclament ne chercher que l' essentiel , qui jouent de la dérision comme d'un vertige, créent en 1928 une revue dont le titre fait écho aux manoeuvres des arpenteurs, des géographes et des espions d'Orient : Le Grand Jeu . Mais René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Maurice Henry, Pierre Minet, André Rolland de Renéville, Monny de Boully, André Delons, Hendrik Cramer, Pierre Audard, aussi Desnos, Vitrac, Ribemont-Dessaignes, Sefert ou Nezval, n'entendent pas seulement forcer des zones frontières, des limites terrestres, ils ont en tête les défis plus risqués dont on ne revient pas, ou alors souverainement calciné.
Aventure éphémère s'il en est (1928-1932 : trois numéros parus, un quatrième non publié), Le Grand Jeu est, dans le siècle, l'une des expériences décisives qui ne s'éveillent qu'à la lumière de soleils noirs et ne se soucient que d'expéditions vers des Monts inconnus, inaccessibles au-dehors et sans pitié au-dedans. C'est pourquoi, évoquant un «mouvement» qui est bien plus que «littéraire», qui a l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective, il est impossible de s'en tenir au seul espace des pages publiées dans la revue. C'est d'un parcours d'ensemble qu'il s'agit, d'une trajectoire, d'abord commune, puis dispersée, dilapidée. Après Rimbaud, les poètes du Grand Jeu sont, à l'évidence, ceux qui ont le plus authentiquement, le plus douloureusement parfois, témoigné pour la poésie vécue.
LES POÈTES DU GRAND JEU [2003]. Édition de Zéno Bianu, 416 pages, 6 ill., sous couv. ill., 108 x 178 mm. Collection Poésie/Gallimard (No 381), Gallimard -anth. ISBN 2070410951. Parution : 06/03/03.