Marie-Eve Lacasse | Juste un peu de calme

On commence toujours de la même manière.
Je distribue les textes.
Ce sont les auteurs qui ont sauvé ma vie, rien que ça. Il y a les écrivains qui partent (Dany Laferrière, Naipaul, Sebald), ceux qui restent (Lorine Niedeker), ceux qui restent et détestent leur pays (T. Bernhard). Il y a les écrivains qui ont pensé qu’en partant au bout du monde ils rencontreraient plus de vérité qu’en restant chez eux. D’autres qui ont passé leur vie à dire qu’ils voulaient partir. D’autres qui en ont été chassés, et beaucoup d’exils forcés.

Parfois je viens avec des photos.
Des photos de maisons.
Je leur demande : et si c’était votre maison ?
Quand on est loin de son pays on cherche toujours une maison. C’est ce que je leur dis, une fois ma voix s’étrangle en le disant. Je ne pensais pas que ça pouvait m’émouvoir encore.

Au début, c’est difficile de les faire parler.
Alors je leur parle de moi.
Du temps infini qu’il m’a fallu pour m’intégrer. Pour devenir « Française ». Des heures passées dans les Préfectures, entre autres.
De cette adaptation qui n’en est pas une. Qui est un renoncement souvent. Du sentiment de me désintégrer en m’intégrant.

Vient le moment de l’écriture. Les élèves doivent se raconter.
C’est compliqué de parler de soi. Mais ça vient doucement. De semaine en semaine. Et puis un jour, ils sont vraiment attentifs. Ils se mettent à écrire, et certains restent après la cloche. Des élèves qui ne disaient rien, au début.

La poésie, ça prend bien. Bien plus que les textes en prose.
Je suis étonnée. Je ne pensais pas que c’était leur truc.

Je vais bientôt faire paraître une autobiographie et ça me terrifie. C’est le pire déshabillage pour moi, pire qu’un striptease au milieu des Champs-Elysées, car elle implique d’autres que moi, et j’ai peur de blesser.
Je leur dis ça.
Que je suis avec eux, que j’écris avec eux. Que pour moi aussi c’est encore difficile.


Ils font des remarques que je note.
Ça me touche, c’est fou.

J’aime bien la salle des profs, à la pause.
Celles qui m’accueillent dans leur classe, Latifa et Clémence. Leur douceur, leur humour. C’est une petite maison, Bergson. Et comme c’est la grève il y a une pure ambiance d’AG permanente.

Avec les élèves, on finit par se connaître. On se croise souvent, dans le quartier. Pas que dans les cours. Je les reconnais dans la rue, on se dit bonjour le week-end à la patinoire qui est en face. Ils ont seize, dix-sept ans, j’en ai vingt de plus. Pas grand-chose au fond.

Un jour je leur fais écouter une chanson de Lou Reed, Small Town. Quand on déteste sa ville et qu’on rêve de s’en échapper, on se dit qu’il y aura toujours d’autres lieux pour s’inventer. Mais quand on vit déjà dans la capitale, comment tirer son épingle du jeu ?

Ça fait peur.

Certains sujets sont plus difficiles que d’autres.
L’étrangeté et l’étranger, c’est si proche phonétiquement.
C’est le plus difficile à aborder, surtout à leur âge.

Nous continuerons à explorer tout ça.
Alors que certains dormiront sur leurs pupitres, qu’ils n’auront pas envie, qu’ils n’écriront rien.
C’est l’adolescence.
Ce n’est rien de plus. Et si à la fin de l’année, ils en retiennent quelque chose,
un seul nom d’auteur,
ou le plaisir d’écrire,
ou juste rien,
juste un peu de calme,

je me dis que c’est déjà ça,
que j’aurai fait ce qu’il fallait.

Ça fait du bien parfois,
juste ça.
Juste un peu de calme.

16 décembre 2019
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