Musique et poésie aujourd’hui : entretien avec Aurélien Dumont (et documents)



ENTRETIEN


Laure Gauthier : Comment en êtes-vous venu à composer à partir de textes d’auteurs contemporains, on pense à Dominique Quélen, François Rannou ou encore Dorian Astor et Sachiko Oda ?





Aurélien Dumont  : Je pense que cela est né de ma rencontre avec Dominique Quélen, qui était le professeur de français de ma soeur au Lycée Pasteur de Lille. J’étais à l’époque étudiant en musicologie et je souhaitais un point de vue extérieur pour la rédaction de ma maîtrise, ma soeur m’avait alors suggéré de prendre contact avec lui. Nous avons sympathisé rapidement puis il m’a montré les textes sur lesquels il travaillait, c’était un cycle qui débutait par Petites formes. J’ai été immédiatement touché par son écriture et eu envie de mettre en musique certains d’entre eux.


À dire vrai, j’étais assez ignorant de ce qui se faisait dans le domaine de la poésie contemporaine ; Dominique Quélen m’a fait découvrir beaucoup de choses et a provoqué des rencontres avec d’autres écrivains comme François Rannou (avec lequel j’ai écris par la suite Tempus fugit toucher d’ombre (2014), pour 40 chanteurs). Nous nous réunissions souvent dans feu la librairie L’Arbre à lettres et je me rendais assidument aux lectures ou autres débats régulièrement proposés. Moi qui avait passé un baccalauréat scientifique par manque de maturité, je regrettais alors de ne pas avoir embrassé une voie plus littéraire par le passé. Je tentais de me rattraper !


Plus tard, d’autres rencontres auront été décisives. Celle d’avec le philosophe Dorian Astor, riche d’apprentissage et d’amitié, lorsque la metteuse en scène Mireille Larroche m’a proposé d’écrire l’opéra Chantier Woyzeck (2014).


Quant à Sachiko Oda, c’est un projet compositionnel particulier qui a déclenché notre rencontre. Je cherchais un auteur qui puisse écrire, en japonais, un livret pour ce que l’on pourrait appeler un MoNôpéra, à savoir un opéra avec une chanteuse Nô seule en scène. Sachiko Oda, avec son double profil de librettiste pour le Théâtre National de Tokyo et universitaire spécialiste du Nô était la personne idéale pour l’écriture d’Himitsu no neya - 秘密の閨 (2016).


J’ai noué des contacts avec d’autres écrivains comme Jean-Michel Espitallier ou Frédéric Forte avec lesquels je pense travailler dans le futur. Citons également Lise Charles, pensionnaire la même année que moi à la Villa Médicis, avec laquelle nous y avions réalisé l’installation Les sabots d’Hélène pour l’exposition Take me I’m yours en mai 2018.




Laure Gauthier : Votre première pièce pour voix Âpre bryone (2008) est composée à partir d’un poème d’Emily Dickinson, tandis que commence en 2009 avec la pièce Frottole des forêts flottantes une longue collaboration, encore à l’œuvre, avec Dominique Quélen : en quoi le travail avec un poète vivant a-t-elle contribué à infléchir votre conception du poème ? Le fait que le texte puisse évoluer en fonction du dialogue est-il un élément déterminant qui explique que vos œuvres vocales depuis 2009 soient presqu’exclusivement composées à partir de textes d’auteurs vivants avec lesquels vous êtes entré en dialogue ?






Aurélien Dumont  : En fait, il ne s’agit pas réellement des premières pièces. Ma première pièce vocale est, comme je le disais un peu plus tôt, la mise en musique de Petites formes de Dominique Quélen en 2002. Il se trouve qu’un certain temps est nécessaire à un compositeur (j’imagine comme pour la plupart des artistes) pour trouver son chemin, pour faire son « oeuvre ». Aussi, j’ai réalisé il y a quelques années un grand ménage dans mon catalogue. Il débute aujourd’hui avec ma pièce Flaques de miettes (2008-2018). Tout ce qui a été écrit avant (entre 2001 et 2007) a été supprimé car j’y voyais trop de maladresses et trop d’éloignement par rapport à un discours musical contenant a minima les germes d’une pensée personnelle d’un point de vue esthétique.


Ceci étant dit, Âpre bryone est de fait la première pièce vocale de mon catalogue, même si elle a été revisitée en 2018. Je pense que cet exemple répond parfaitement à votre première question : la différence entre la version originale de la pièce (2008) et sa version définitive 10 ans plus tard, avec 8 minutes de musiques en plus mais un effectif instrumental allégé s’explique en grande partie par cette collaboration nourrie parallèlement avec Dominique Quélen où j’ai pu établir un rapport à la langue et au langage plus direct, plus ludique, presque décomplexé.


Le « dia-logue » est essentiel dans le fait de travailler avec des écrivains vivants. J’aime ce rapport propre à l’altérité ; François Jullien nous dirait que « le propre de tout "soi" est de s’écarter de soi, de faire paraître du dia - de l’entre de l’autre - en soi-même ». Mon travail avec d’autres artistes est de ce point de vue passionnant, et ne se limite pas aux écrivains. Je pense par exemple à l’artiste vidéaste Jennifer Douzenel avec laquelle je nourris une collaboration lente mais qui prend racine.






Laure Gauthier : Dans votre thèse de doctorat, vous évoquez cette dimension littéraire et vous établissez un lien entre les qualités acoustiques et les qualités littéraires de vos œuvres vocales. Vous écrivez que vous tentez « d’insuffler aux qualités acoustiques intrinsèques du son une dimension littéraire et / ou verbale » : (s’agit-il alors de l’utilisation des instruments que vous préparez, du traitement des voix ou encore des timbres complexes ?)





Aurélien Dumont  : Cette dimension littéraire s’exprime de mon point de vue sur deux niveaux ; le premier est celui de la syntaxe de mon discours musical, qui se construit par la mise en tension d’entités sonores relativement fixes que j’associe à des objets. Ces objets reposent sur une dimension holistique du matériau généré, propice à un regard qualifiable plus que quantifiable. C’est une trace laissée dans la mémoire de l’auditeur avec des saillances s’échelonnant de l’étrangeté la plus abstraite à la connotation la plus évidente. Ceci nécessite effectivement un travail d’orchestration particulier, préparation des instruments, combinaisons de timbres inattendues, utilisation de la voix des instrumentistes comme résonateur etc.


Le deuxième se situe davantage dans la narrativité du discours. Il m’est impossible ici de ne pas parler d’Antoine Volodine, autre écrivain essentiel pour ne pas dire plus dans mon travail, alors que je n’ai pas encore eu l’occasion de mettre en musique ses propres mots (ce qui ne serait tarder, à ce que l’on me dit).

La petite préface de son roman Des anges mineurs, intitulée Narrats, répondait d’une certaine manière à ma problématique d’élaboration d’une perception d’une temporalité continue et mobile à partir d’éléments fixes. Il s’agit de petits récits, des sortes de micro-narrations qui sont mises en regard les unes avec les autres. Je trouve toutes les structures littéraires inventées par Volodine d’une richesse incroyable ; c’est un terreau infini d’inspiration en ce qui me concerne. L’Univers qu’il a créé, sa langue, son humour en font un des auteurs contemporains les plus important à mes yeux.






Laure Gauthier : Au fil de votre évolution, vous avez mis au point un appareil conceptuel qui est comme une matrice pour vos œuvres : les « narrats », ces micro-narrations musicales ou encore les Objets Esthétiquement Modifiés, les OEM, ces objets sonores prélevés sur des musiques préexistantes mais que vous sortez de leur contexte et auxquels vous donnez une autre fonction. Dans vos pièces vocales, les textes dont vous passez la commande sont-ils également composés d’OEM ? Je pense au texte d’ Eglog par exemple. Y-a-t-il alors un redoublement des OEM, une tension augmentée ?






Aurélien Dumont  : Comme je vous le disais, les Narrats sont volodiniens et je m’en suis beaucoup inspiré pour mettre en forme des enjeux liés à la perception du temps musical. Les Objets Esthétiquement Modifiés sont, à partir d’une analogie un peu grotesque aux OGM, une technique de composition entre le collage et la citation qui permet une gradation de la modification esthétique des « objets-sources » prélevés. Beaucoup de mes oeuvres ont recours à cette technique ; il s’agit pour moi d’établir un autre type d’altérité avec des oeuvres du passé.

Concernant les textes utilisés, je vois deux exemples de pièces qui peuvent avoir un procédé similaire : Thét®is (2014) et Contrées (2018), dont les textes sont tout deux écrits par Dominique Quélen.

Dans le premier cas il s’agit, à partir d’un simple jeu de mots, d’ouvrir un écart entre la cantate de Rameau Thétis et le jeu vidéo Tétris. Le texte original a été altéré et lipogrammé en « r », élément différentiel entre les titres des éléments mis en jeu. Le second cas, Contrées, pour voix d’homme et organetto, ne procède pas directement par modification esthétique mais recouvre, dans ses fonctions de prélèvement, une dimension similaire aux OEM. Il s’agit ici d’un centon réalisé à partir des Mémoires de Berlioz, lorsqu’il était en Italie et en particulier à la Villa Médicis.


Pour Églog, le texte est complètement original, avec juste une petite citation de Gobseck de Balzac si ma mémoire est bonne, et ne correspond donc pas réellement à un travail avec des OEM. Dominique Quélen s’est complètement imprégné du projet compositionnel de la pièce, qui consiste à traduire musicalement et dans un cadre actuel les joutes oratoires des salons parisiens du XVIIIème siècle. Bien évidemment, le texte pose un regard sur cette période de notre histoire, et la met en perspective avec la notre. On peut prendre l’exemple du vers « Vous êtes ici » qui correspond directement à ce que l’on peut voir dans nos sociétés de contrôle sur la plupart des cartes urbaines. Il y a une dimension polysémique dans le travail de Dominique qui est particulièrement à l’oeuvre ici.







Laure Gauthier : La métaphorisation a été rejetée par tout un courant poétique, tout comme le lyrisme. Vous semblez accepter la métaphorisation à l’œuvre dans un texte ou sa charge référentielle, voire une certaine « narrativité ». Ces éléments du texte entrent-ils en tension avec les éléments narratifs ou métaphoriques musicaux ? Je pense par exemple à Fables asséchées en 2013 où le texte de Yoko Ogawa a un sens métaphorique, celui de la disparition qui correspond à la déstructuration progressive des sons.






Aurélien Dumont  : La métaphorisation n’a d’intérêt à mes yeux qu’associée à une certaine forme de distanciation. Mon travail référentiel, de par la nature même des OEM et de son analogie agrochimique, ne peut exister sans cette forme de second degré. Là encore, on pourrait y voir les influences de l’humour noir de Volodine, du ludisme quélennien et peut-être aussi d’un aspect culturel assez français. C’est la raison pour laquelle La Pastorale de Beethoven par exemple m’est littéralement insupportable. Elle semble naître d’une métaphorisation exclusive, au premier degré, primaire et naïve : je ne peux que partager les célèbres mots de Debussy, pour qui « voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie Pastorale. » Néanmoins, je reste absolument fasciné par le génie Beethovénien (je pense en particulier à ses oeuvres pour piano, ses quatuors à cordes et certaines symphonies) ; c’est l’un des compositeurs que j’ai le plus trituré dans l’élaboration de mes OEM !


Pour répondre plus sérieusement à votre question, je m’appuierais là encore sur les concepts de Francois Jullien en particulier sur celui de l’écart. Dans mon processus d’écriture, il me semble que j’ouvre des écarts entre les textes et la musique, et que l’écart est un concept qui les maintient à distance. Cette question de la distance est décidément centrale ici.


Dans le cas particulier de Fables asséchées et du roman de Yoko Ogawa, il ne s’agit pas réellement de métaphore mais plus d’une analogie ou d’un rapport à un modèle, en ce qu’il est structurant ou processuel : il se construit dans ce cas sur l’effacement progressif de la charge référentielle du matériau musical. C’est un peu le même procédé qu’avec les Narrats d’Antoine Volodine : il y a une volonté de traduire musicalement des structures littéraires centrées sur des perceptions temporelles fortes.




Laure Gauthier : Vous ne réclamez pas de virtuosité aux interprètes mais vous demandez une lecture en profondeur et un travail varié : des accords longs chantés bouche fermée, des couleurs de souffles différentes, des timbres complexes et précaires etc. Ce travail sur la voix est-il strictement musical ou le poète a-t-il un droit de regard en amont des répétitions ou lors des répétitions ? Accordez-vous de l’importance à l’intelligibilité, au moins partielle du texte ?






Aurélien Dumont  : Disons qu’il ne s’agit pas d’une virtuosité digitale, mais je leur réclame une virtuosité de l’écoute.

Aussi le travail sur la voix est généralement laissé au compositeur, mais j’ai toujours le souci de l’intelligibilité du texte. J’avoue avoir quelques difficultés avec des musiques qui pensent la voix comme un instrument, avec des profils mélodiques disjoints et extrêmes où l’on ne comprend qu’un mot sur dix. Le texte est sacré pour moi, et c’est par cette forme de respect que j’ai pu établir le rapport décomplexé que je décrivais plus avant. Le musicaliser insuffle un sens supplémentaire qui alimente une tension esthétique nouvelle mais cela ne doit en aucun cas être de l’ordre de la soustraction : ôter du texte la perception de son sens premier a quelque chose d’un peu dégoutant pour moi.


Pour le dire en d’autres termes, j’accorde de l’importance à l’intelligibilité du texte dans son entièreté (lorsque celui-ci se perd pour des raisons dramaturgiques, je fais en sorte, par des techniques de composition, qu’il y ait moyen de le retrouver d’une manière ou d’une autre). C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai supprimé de mon catalogue mes premiers essais de pièces vocales. Et c’est également une raison pour laquelle j’aime tant travailler avec des écrivains vivants…






Laure Gauthier : Même si la dimension polyphonique n’est pas présente stricto sensu dans les textes à partir desquels vous composez, on retrouve dans votre musique des éléments polyrythmiques, de la polyphonie canonique mais aussi des effets de superposition d’objets dont on pourrait dire, avec Pierre de Rigaudière (« Sens. Essence du son », in : Aurélien Dumont. La fécondité de l’art , A la ligne, 2017) que l’on peut les associer au sens large à la polyphonie. La polyphonie, est-ce à la fois l’écart et l’altérité, deux notions importantes pour vous ?





Aurélien Dumont  : Penser une écriture musicale qui tient compte de l’intelligibilité du texte ne veut pas dire que l’on se limite dans la composition, bien au contraire ! C’est une contrainte qui ouvre un grand champ des possibles dans la construction d’orchestrations complexes au niveau du timbre de la voix avec des techniques particulières (souffles colorés, straubass, glissandi, bouches fermées, moïto…) mais également, comme vous le suggériez, dans l’écriture rythmique (bégaiements ludiques, répétitions, étirements, accentuation, décalages…).


Pour revenir aux propos passionnants de Pierre Rigaudière, on pourrait peut-être parler dans mon langage musical de polyphonie d’objets, mais je ne sais si l’on peut aller jusqu’à dire que la polyphonie est à la fois l’écart et l’altérité. La musique est un art de l’écart, puisqu’elle évolue entre des écarts de fréquences (les hauteurs de notes) et de temps (le rythme, la forme) ; elle est également l’art de l’altérité par excellence puisqu’elle n’existe que par l’intermédiaire des interprètes.


Dans mon processus de composition, ses deux notions se retrouvent davantage, à l’instar de la dimension littéraire, au niveau du matériau musical (aspect holistique des objets), et au niveau syntaxique (narrativité) : est-ce que la polyphonie d’objet synthétise les deux ? Il m’est très difficile de répondre à cette question. Peut-être le pourrais-je dans quelques années, l’expérience me fait encore défaut.





DOCUMENTS





1/ Une photo de l’opéra de chambre d’Aurélien Dumont Himitsu no neya - 秘密の閨 :
Ryoko Aoki, Ensemble Next Mushroom Promotion, livret : Sachiko Oda, direction : Jean-Michaël Lavoie, mise en scène : Frédéric Tentelier, scénographie : Tsyuyoshi Tane, costumes : Tamae Hirokawa

2016, Aïchi triennale, Nagoya (Japon)



2/ Enregistrement de Contrées pour voix d’homme et organetto
Musique : Aurélien Dumont
Marc Mauillon : voix
Catalina Vicens : organetto
Texte : Dominique Quélen
Enregistrement Klara / Festival Albanova

Extrait de Contrée



3/ Illustration de la tableau qu modification esthétique du texte de Thétis dans Thét(r)is  :

10 novembre 2018
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