Patrick Chatelier | Le voyage à Berck-sur-Mer
3 – les Aveux

(…) Here he comes now, among the mackerel gatherers // Who wall up their backs against him. / They are handling the black and green lozenges like the parts of a body. // The sea, that crystallized these, / Creeps away, many-snaked, with a long hiss of distress.
(…) Ceux qui s’occupent de rassembler leur butin de sardines // Lui présentent la muraille de leurs dos. / Ils manipulent les losanges vert et noir comme les morceaux d’un corps. // La mer aux serpents nombreux qui avait créé ces cristaux / Se retire en rampant et siffle longuement sa détresse.

Sylvia Plath, Berck-Plage, traduction Valérie Rouzeau.


Le 20 novembre 2013 au matin, le corps d’une fillette noyée est retrouvé sur la plage de Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais). Après plusieurs jours d’enquête il apparaît qu’une femme est venue en train puis en car le 19 novembre depuis la région parisienne pour abandonner à la marée montante sa petite fille de 15 mois, qui n’avait pas d’existence légale. Voir les détails de l’affaire.
Ce fait divers qui a marqué les esprits m’a inspiré un travail en deux parties, puis en trois, dont voici le dernier volet provisoire : le projet s’étoffera sans doute à l’avenir de nouveaux pans.

Lire le volet 1–les Voix, et le 2–le Chœur.


Je crois que je vous ai tout dit. Je ne vous cache rien. Je mets tout sur la table. Je peux reprendre encore une fois le récit de ce 19 novembre mais qu’ajouterais-je ? quels détails trouverais-je pour vous contenter ? Le temps a passé dans ce bureau je ne sais combien de temps (je ne parle pas des heures et des minutes), la nuit est tombée sur les murs écorchés et leurs écailles de peinture avec cette petite lumière, cette faible lumière faiblissante qui ne me permet plus de vous voir ou à peine, quand vous faites le tour de ma chaise pour vous délasser les jambes. Derrière la vitre polie je crois reconnaître les lueurs intermittentes de voitures, les rectangles allumés de fenêtres, des silhouettes qui rentrent chez eux et pensent à autre chose mais je n’en suis pas sûre : peut-être que j’invente, peut-être que je rêve. Peut-être ce qui se passe ne s’est jamais passé ou jamais tel qu’on le décrit.


Quand j’étais petite je cachais dans la terre mes plus beaux coquillages et parfois je ne retrouvais pas la cachette, je me disais que mon trésor avait été volé on était venu le prendre pendant la nuit mais qui donc ? j’imaginais une main ou une patte dénuée de bras et de torse, une patte qui ne savait que creuser et entassait dans une grotte ses captures, une main qui me prendrait moi aussi, qui m’attraperait le poignet alors je disais non, je me trompais, personne n’oserait voler mes coquillages il suffisait de mieux chercher et je fouillais davantage la terre à la périphérie, pour toujours finir par exhumer l’un de ces gros scarabées à moitié mort qui s’enterrent pour ne rien avoir à faire avec le monde.


Je dois être folle, je devrais jouer la folie. Je devrais choisir le plus flatteur, le plus épouvantable des termes techniques : mélancolie délirante, syndrome de Médée, filicide altruiste, polymorphie schizoïde. Il y a des modes dans la démence comme dans la mode et je pourrais m’en revêtir, essayer l’un après l’autre mes habits d’aliénée, ajouter ici déni incestueux, là frivolité dysthymique ou illusion des sosies. Je défilerais face à la rangée des médecins attendant qu’ils notent ma prestation et choisissent la juste catégorie pour me dire : allez, je l’adopte. Comme dans les magasins ces femmes autres que moi devant une paire de chaussures : allez je les prends, avant de s’en aller en boitillant belles à faire peur.


Mais moi je ne prends rien, je donne. Je donne la mort et à présent je donne ma version de l’histoire, circonstanciée. J’ai tout conçu, tout soupesé, tout prémédité excusez du peu monstrueux. J’ai choisi la ville de Berck pour euthanasier l’enfant parce qu’il y a dix ans une mère y a tué son fils de tout son cœur : il s’appelait Vincent Humbert et la rumeur (encore elle) en a fait une question de société sur le droit de chaque être à disposer de sa mort et à la recevoir de mains amies.

J’ai transformé mes mains en amies, j’ai traîné la poussette sur la plage jusqu’à la laisse de mer avant de serrer une dernière fois l’enfant dans mes bras et de la reposer, de la lâcher comme un cerf-volant (je me souviens d’un claquement par-dessus les vagues) avant de faire en arrière quelques pas dans l’ombre puis de courir, courir pour rejoindre le remblai avec ses lampadaires comme si je courais vers la liberté vers la délivrance vers le ciel, mes mains amies happant le vide. Je m’étais séparée de moi-même par le fil du temps.


Assise sur le lit de retour dans la chambre, j’ai regardé si mes mains tremblaient, m’en suis servie pour essuyer de mes lèvres la salive aux grains de sable. L’hôtel impersonnel me renvoyait aux images d’avant, à ma jeunesse anonyme, il teintait de sacré mes derniers jours d’anonymat.

Son adresse, avenue Marianne-toute-seule, m’avait saisie tandis qu’un passant me l’indiquait et j’appris ensuite, dans les brochures touristiques du présentoir, que Marianne Brillard alias Marianne-toute-seule ayant eu l’idée de faire prendre des bains de mer aux enfants malades dont elle s’occupait, était une pionnière de la thalassothérapie. J’avais endossé son nom toute-seule que je ne voudrais quitter pour rien au monde. Elle avait sauvé, j’avais anéanti mais nous étions d’une même lignée de toute-seule. Nous agissions contre, contre la coutume et le sens commun, contre le savoir et la loi des hommes, du côté de l’humanité ou de l’inhumain. Étions-nous vraiment sûres d’avoir choisi cette destinée de solitudes ?


Le temps passait, il tremblait sur son fil (je ne parle pas des heures et des minutes). Je pensais à l’enfant qui sans doute n’avait pas encore été engloutie et qui s’agitait, qui écoutait dans le noir, qui pensait sans doute, je pensais à me précipiter dehors pour la sauver. Non, je n’y pensais pas. Je ne pensais pas, absolument rien, j’avais creusé mon trou, immergée dans le tremblement du temps et les silhouettes diverses qu’il nous dessinait à travers le voyage de la gare du Nord à Berck-sur-Mer. Nous avions été fractionnées et nos gestes se découpaient sur des milliers d’images qui étaient autant de membranes sensibles, de tympans sur lesquels une onde créait du son pour émettre parfois quelques mesures d’une mélodie oubliée depuis longtemps, un petit air qu’on se chante de génération en génération, parfois le simple bruit d’un tuyau heurté par une barre de fer ou n’importe quel ustensile à portée de main, dont la répétition et la constance donnent un avant-goût de l’enfer.


Car je suis diable. Sorcière. C’est l’une de vos hypothèses alors que dans la faible lumière faiblissante vous faites une fois encore le tour de ma chaise (je ressens le brassage de l’air). J’ai opéré un sacrifice. J’ai construit un noir rituel. J’ai vendu ma fille à la déesse mer. J’ai formé un pacte avec ses serpents. Mais pour quel profit ? la question vous travaille, elle nourrit chez vous une hésitation intérieure, une vieille hésitation peut-être qui vous fait frémir quand croyez-vous personne ne vous regarde. Vous aimeriez régler l’affaire dès ce soir et parapher mes aveux pour vous en détacher et entrer dans votre lit sans craindre que les draps se transforment, gravant dans un bloc de verre (qui est du sable chauffé à blanc) le gouffre pénitentiaire dont les parois s’écartent entre nous.


Vous aimez la vérité. Vous savez qu’elle existe. Son emblème lumineux trône sur le mur face à votre lit où les draps se transforment. J’ai pour vous des vérités à revendre, tant de vérités à poser dans la balance, avec ses mouvements de balancier.

Entre l’enfant et moi une était de trop. Une était en manque terriblement de l’absence de l’autre. Une était la chair mort-née de la chair de l’autre en devenir. Mais si l’une est retranchée l’autre se retranche. Si l’une s’en va nager l’autre coule à pic. Si l’une s’éteint l’autre ne s’atteindra plus.


J’ai tué l’enfant avec cette mise en scène, selon ce scénario grandiloquent pour que vous n’ayez pas à le faire. J’ai tué l’enfant pour vous contraindre à ne pas m’imiter, quand chaque jour des enfants meurent sous les coups ou au fond d’une poubelle, dans le confort des maisons. J’ai disqualifié à l’avance vos gestes banals d’assassin, vos mesquineries d’étrangleur ou de mégère, avec vos poings qui partent tout seuls et vos coussins pressant les bouches. J’ai voulu vous esbroufer, vous neutraliser, je me suis placée entre votre haine et vous, en m’inscrivant dans l’histoire je voulais vous en libérer.


À présent si vous le permettez je vais puiser la force de poursuivre en fermant un instant les yeux.

Juste un instant, quelques secondes (nul espoir d’évasion) pour reposer ma tête de cette faible lumière qui ne cesse de faiblir, pour effacer ce bureau avec ses écailles de peinture tombées sur le sol, ces cris de femmes lointains comme dans des oubliettes. Je suis à vous toute-seule, je suis toute-seule à vous et nous aurons des années (qui sait ?) pour en finir.


29 janvier 2014
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