Pierre Vinclair | La Forme du reste : extraits


18.11 Nous traversons jaune orange

violet les rangées de vignes, mais les sommets
lointains des monts nous prouvent
qu’au-dessus de la pellicule saturée
de notre film, des sortes de démiurges voient
noir-et-blanc où les cristaux
se mêlent et s’étouffent, dans la neige
avec des bruits d’après-ski.

La feuille emportée par le vent
réagençant le soi-disant visible
se vautre humide dans l’herbe,
un illimité de faits que les réglages de notre perception ignorent
traverse l’espace que nous traversons
sans voir que l’ayant-lieu
est au paysage ce qu’un poème
noir et blanc est au photogramme.

15.09 Comment faire si tout ce qui nous arrive, chaque jour, est important ? Ou, du moins, si au moment où il arrive, l’événement est encore trop vert, trop jeune pour que l’on puisse reconnaître toute sa portée ? Pour conjurer l’insignifiance on a tendance, comme les journalistes de chaîne d’info continue, à accorder une importance démesurée aux faits les plus impressionnants — alors que pour la plupart ces baudruches ne donneront rien à l’avenir. Réciproquement, un minuscule détail, à peine entraperçu, porte peut-être le germe des révolutions de demain. Une telle ignorance de la valeur réelle des événements explique sans doute l’inintérêt profond de la plupart des journaux intimes — y compris de ceux que nous tenons nous-mêmes — aussi illisibles qu’est irregardable au téléspectateur le 20h de la veille.
Il ne faudra pas céder pourtant aux prétentions de l’autobiographie — c’est-à-dire du discours qui, du haut de sa connaissance du futur, se croirait autorisé à dire ce qui dans le passé fut notable : le biais rétrospectif (qui interprète une vie depuis son terme et projette sur le chaos des choses un sens qui en était absent) est pire que la cécité aux détails. La téléologie est révoltante.
Je crois donc comprendre le sens du dispositif d’écriture de Ron Silliman dans You, l’une des 24 pièces du gigantesque Alphabet (The University of Alabama Press, 2008) qu’Yves di Manno m’a fait découvrir la dernière fois que je suis allé chez lui : “Un paragraphe par jour, une section par semaine, pendant un an.’’ J’y vois moins une contrainte oulipienne (dont l’enjeu serait ludique, ou formaliste) qu’une façon de résoudre la question épineuse de ce qu’on doit noter de ce qui nous arrive. Il faudrait tout noter, on ne peut pas tout noter. Silliman se donne une règle de tri.
Une traduction française de You, par Martin Richet, a été publiée en 2016 aux éditions Vies parallèles ; je suis tombé dessus ce matin à la bibliothèque — l’ai feuilletée et suis illico rentré chez moi pour lire l’original, acheté il y a deux ou trois semaines. Voici le premier paragraphe de la première section :

Hard dreams. The moment at which you recognize that your own death lies in wait somewhere within your body. A lone ship defines the horizon. The rain is not safe to drink.

J’imagine que “Hard dreams’’ est l’antonyme de “Sweet dreams’’, qui signifie “doux rêves’’ ou plutôt “beaux rêves’’ comme dans : “Dors bien. Fais de beaux rêves’’. Donc “Rêves difficiles’’, au sens d’“épreuve’’. Puis il y a ce “you’’, dans une phrase où on le traduirait normalement plus volontiers par un « on » (“Le moment où l’on reconnaît…’’) mais qui ici acquiert du fait que c’est le titre du livre une importance stratégique : “Le moment où tu reconnais que ta propre mort se situe quelque part attendant à l’intérieur de ton corps.’’ Puis : “Un navire isolé définit l’horizon.’’ et “La pluie n’est pas potable.’’
Ces quatre phrases valent ainsi pour une journée de la vie de Ron Silliman : faut-il les relier ? Par exemple, considérer que les trois suivantes explicitent la première ? (Ce seraient des contenus de rêve). Ont-elles seulement le même statut ? Une sorte de gradation s’opère : la première est une notation (qui se réfère à quelque chose d’extérieur et qui n’est pas nommé). La deuxième une réflexion (qui fait advenir dans la phrase un contenu de pensée). La troisième une description (qui renvoie à un objet extérieur, via la perception). La dernière semble une citation (qui prend un morceau du réel tel quel).

*

La partie centrale de Vers le phare de Virginia Woolf (que je lis dans la traduction de Françoise Pellan) s’appelle “Le temps passe.’’ Les 20 pages qui la composent, et dans lesquelles on lit (le titre ne ment pas) l’écoulement des années dans une maison vide (les rares événements humains sont notés entre crochets) sont d’une modernité telle qu’elles auraient sans peine pu être écrites aujourd’hui — alors que les 180 pages de la première partie sont symptomatiques des recherches des années 1920. Deux époques semblent cohabiter dans le même livre. Une note sur la genèse de Vers le phare précise comme par hasard que “Toujours attentive aux réactions de ses amis et premiers lecteurs, Virginia Woolf a perçu au début de 1927 que “Le Temps passe’’ ne soulevait pas leur enthousiasme.’’

*

Sans doute notre rapport au temps est-il multiple comme les types de phrases par lesquelles nous tentons de nous approprier les événements dont il est tissé.

19.11 Au réveil, j’entends le bruit de bottes

de la pluie contre les plateformes en étain ;
je songe écrire un poème transparent
et filant comme l’averse ou l’autoroute,
les voitures sur l’autoroute,
la musique dans les habitacles
et l’automne ses ratures de brume
sur les villes bordant le Léman.

Après le déjeuner nous avons traversé,
baignant dans les feuilles mortes, le parc
public pareil à une fosse commune
remplie d’épines sauvages couvertes
de boue ; nos filles laissées
sans surveillance au bord du playground
Clémence torse rose nu s’est enfoncée
dans la bassine d’oubli du lac.


Extraits : p. 125 à 129.
Pierre Vinclair, La forme du reste, éditions Lurlure, 2024.
ISBN : 979-10-95997-64-1

Pour poursuivre, on peut :
Aller chez Lurlure.
Lire la présentation du livre sur le site de l’auteur.
Naviguer dans les pages de la revue Catastrophes, revue de poésie et d’écritures sérielles, animée par Laurent Albarracin, Guillaume Condello et Pierre Vinclair.
Lire la chronique de poésie de Pierre Vinclair sur les Temps qui restent.

29 janvier 2025
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