Pierre Vinclair | La Forme du reste : extraits
violet les rangées de vignes, mais les sommets
lointains des monts nous prouvent
qu’au-dessus de la pellicule saturée
de notre film, des sortes de démiurges voient
noir-et-blanc où les cristaux
se mêlent et s’étouffent, dans la neige
avec des bruits d’après-ski.
La feuille emportée par le vent
réagençant le soi-disant visible
se vautre humide dans l’herbe,
un illimité de faits que les réglages de notre perception ignorent
traverse l’espace que nous traversons
sans voir que l’ayant-lieu
est au paysage ce qu’un poème
noir et blanc est au photogramme.
J’imagine que “Hard dreams’’ est l’antonyme de “Sweet dreams’’, qui signifie “doux rêves’’ ou plutôt “beaux rêves’’ comme dans : “Dors bien. Fais de beaux rêves’’. Donc “Rêves difficiles’’, au sens d’“épreuve’’. Puis il y a ce “you’’, dans une phrase où on le traduirait normalement plus volontiers par un « on » (“Le moment où l’on reconnaît…’’) mais qui ici acquiert du fait que c’est le titre du livre une importance stratégique : “Le moment où tu reconnais que ta propre mort se situe quelque part attendant à l’intérieur de ton corps.’’ Puis : “Un navire isolé définit l’horizon.’’ et “La pluie n’est pas potable.’’
Ces quatre phrases valent ainsi pour une journée de la vie de Ron Silliman : faut-il les relier ? Par exemple, considérer que les trois suivantes explicitent la première ? (Ce seraient des contenus de rêve). Ont-elles seulement le même statut ? Une sorte de gradation s’opère : la première est une notation (qui se réfère à quelque chose d’extérieur et qui n’est pas nommé). La deuxième une réflexion (qui fait advenir dans la phrase un contenu de pensée). La troisième une description (qui renvoie à un objet extérieur, via la perception). La dernière semble une citation (qui prend un morceau du réel tel quel).
La partie centrale de Vers le phare de Virginia Woolf (que je lis dans la traduction de Françoise Pellan) s’appelle “Le temps passe.’’ Les 20 pages qui la composent, et dans lesquelles on lit (le titre ne ment pas) l’écoulement des années dans une maison vide (les rares événements humains sont notés entre crochets) sont d’une modernité telle qu’elles auraient sans peine pu être écrites aujourd’hui — alors que les 180 pages de la première partie sont symptomatiques des recherches des années 1920. Deux époques semblent cohabiter dans le même livre. Une note sur la genèse de Vers le phare précise comme par hasard que “Toujours attentive aux réactions de ses amis et premiers lecteurs, Virginia Woolf a perçu au début de 1927 que “Le Temps passe’’ ne soulevait pas leur enthousiasme.’’
Sans doute notre rapport au temps est-il multiple comme les types de phrases par lesquelles nous tentons de nous approprier les événements dont il est tissé.
de la pluie contre les plateformes en étain ;
je songe écrire un poème transparent
et filant comme l’averse ou l’autoroute,
les voitures sur l’autoroute,
la musique dans les habitacles
et l’automne ses ratures de brume
sur les villes bordant le Léman.
Après le déjeuner nous avons traversé,
baignant dans les feuilles mortes, le parc
public pareil à une fosse commune
remplie d’épines sauvages couvertes
de boue ; nos filles laissées
sans surveillance au bord du playground
Clémence torse rose nu s’est enfoncée
dans la bassine d’oubli du lac.
Extraits : p. 125 à 129.
Pierre Vinclair, La forme du reste, éditions Lurlure, 2024.
ISBN : 979-10-95997-64-1
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Lire la chronique de poésie de Pierre Vinclair sur les Temps qui restent.