Premières àéclairer la nuit

Quinze femmes. Quinze poétesses qui ont dà» affronter, de par le monde, celui – désespérant – du vingtième siècle, les idéologies totalitaires, les guerres, les dictatures, la Shoah, l’apartheid, le racisme, les interdits, le fondamentalisme religieux, en y laissant beaucoup de force et parfois même leur vie. Toutes furent des battantes, modulant et aiguisant leurs voix, ne s’en laissant jamais compter, allumant, ça et là, dans la noirceur ambiante, des lumières fragiles qui continuent de scintiller et d’éclairer ceux et celles qui les lisent.

« Â On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes. C’est une solitude peuplée.  »

Cécile A. Holdban, s’attachant au destin de ces quinze poétesses qui lui sont chères, et qu’elle relit régulièrement, écrit avec, ancrée en elle, la mémoire de sa grand-mère, née dans l’ancienne Autriche-Hongrie et celle des « Â populations déplacées qui furent les vrais personnages du vingtième siècle  ». C’est àpartir de làqu’elle s’exprime. Elle s’en explique dans sa très saisissante préface où elle précise les enjeux du livre et son choix de prêter sa voix àces femmes en s’appuyant sur leurs Å“uvres et leurs parcours de vie.

Plutôt que de les présenter l’une après l’autre en suivant leur itinéraire tourmenté, elle choisit de leur donner la parole et imagine, ce faisant, quinze longues lettres, destinées àdes proches, sÅ“ur, père, amant(e), fils, ami(e), mari ou mère. Ainsi, Ingeborg Bachmann (dont le père était nazi) s’adresse àPaul Celan, par delàla mort :

« Â J’ai trop bu ce soir. J’ai mal àla tête. Mes angoisses me reprennent. Un début de migraine. J’ai peur de ne pas arriver àdormir. Je suis toute seule. Toute seule. Ai-je bien éteint ma cigarette ?  »

Anna Akhmatova, écrivant àson fils Lev (Lyova), remonte le cours de sa vie et revisite sa jeunesse, quand elle fréquentait Mandelstam, Blok, Pasternak, Tsvetaïeva, sa « Â noire magicienne aux mains blanches  », du temps où sa ville ne s’appelait pas encore Leningrad et où un seul recueil de poèmes avait suffit pour faire d’elle le « Â Reine de la Néva  ».

« Â Combien de temps as-tu passé dans les camps, Lyova ? Par ton père, fusillé, et ta mère, mise au ban, tu étais marqué du double sceau de l’infamie.  »

Syvia Plath se confie àson mari Ted Hughes, Antonia Pozzi àson ami alpiniste Tullio Gadenz, Anne Sexton àsa mère Mary Grey Harvey :

« Â J’ai raté mes études, ma vie de famille, d’épouse et de mère. J’avais renoncé àécrire depuis que je t’avais montré mes poèmes.  »

Toutes portent en elles des souffrances intérieures, des deuils, des douleurs physiques, un mal àvivre qu’elles expriment avec leurs mots, leur colère, leur violence parfois, celle-ci se retournant souvent contre elles. Près de la moitié d’entre elles, parvenues àun degré de souffrance insupportable, se sont suicidées.

Le dispositif mis en place par Cécile A. Holdban, àsavoir ces lettres sensibles et documentées qui touchent àl’intimité de ces poétesses, permet de les découvrir autrement, dans leur réalité, leur époque, leur pays, leurs déplacements. Sensibles, entières et intuitives, elles évoluent dans un environnement la plupart du temps hostile.

« Â Chez chacune, j’ai ressenti une attention particulière au monde, dans laquelle je me reconnais, comme si nous avions longtemps marché ensemble, moi les écoutant jusque dans leurs silences.  »

Très bien construit et captivant, le livre de Cécile A. Holdban invite àlire, àrelire et àdécouvrir les Å“uvres de ces poétesses * (issues de différents pays du monde) qui ont su témoigner et ouvrir quelques précieuses fenêtres de liberté dans des périodes où l’Histoire (qu’elles traversaient et qui les traversait) s’approchait plus des ténèbres que de la lumière.


Cécile A. Holdban : Premières àéclairer la nuit, éditions Arléa.

* Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Ingrid Jonker, Marina Tsvetvaïeva, Ingeborg Bachmann, Forough Farrokhzad, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Janet Frame, Karin Boye, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral, Antonia Pozzi, Anne Sexton.

Jacques Josse

25 mars 2024
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