Ressusciter des mots et des figures effacées
Aurore Évain était en résidence à la librairie Paroles de Saint-Mandé, avec notamment un cycle de rencontres sur le matrimoine.
Son spectacle tiré des Fables de Marie de France s’est joué du 16 au 21 janvier 2024 à l’Espace Paris Plaine, 75015.
Son « essai autofictionnel » Mary Sidney alias Shakespeare sort en février 2024 chez Talents Hauts : on peut en écouter des extraits.
Que représente pour vous la notion de matrimoine ? Comment en êtes-vous arrivée à ce sujet ?
Au Moyen Âge, « patrimoine » et « matrimoine » étaient deux mots et deux notions qui coexistaient : à l’époque, lorsqu’un couple se mariait, les conjoints déclaraient leur patrimoine (transmis pas le père) et leur matrimoine (transmis pas la mère)… Quelques siècles plus tard, il n’est resté que les prestigieuses « Journées européennes du patrimoine » et les « agences matrimoniales ». Le mot « matrimoine » a disparu, les biens de la mère sont devenus celui de l’épouse, et donc (du moins jusqu’en 1965, année où les femmes obtiennent le droit d’ouvrir un compte bancaire) du mari. La notion de « matrimoine » a été absorbée par celle de « patrimoine », qui, elle, en revanche, a pris du galon, s’élargissant aux biens culturels et immatériels de la nation.
Constituer du matrimoine culturel, c’est donc rappeler que non seulement les créatrices d’hier ont existé, mais qu’elles ont eu du talent, qu’elles ont fait traces, et que leur légitimité à être célébrées peut aider à légitimer celles d’aujourd’hui.
Nommer notre matrimoine, c’est visibiliser par la force des mots l’apport des créatrices à notre Héritage culturel. Permettre aux femmes comme aux hommes de se situer dans une filiation mixte, de pouvoir se reconnaître dans des modèles masculins ET féminins. C’est former les jeunes générations à d’autres rôles sociaux et permettre l’émergence d’une scène artistique plus égalitaire.
J’en suis arrivée à faire œuvre avec ce matrimoine, à en faire mon objet de pensée et de création, parce qu’il a été, en quelque sorte, mon « kit de survie » : un outil de légitimation, qui m’a permis, en tant qu’autrice-actrice, de ne pas m’évaporer, comme beaucoup de jeunes femmes à la sortie des écoles d’art, face aux obstacles mis sur notre chemin. Il m’a aidée aussi à comprendre l’importance de l’écriture de l’Histoire dans nos constructions mentales et leur reproduction.
Généralement, on tombe sur le matrimoine par hasard, puisqu’on ignore tout de son existence. On tire un fil, qui nous amène à dérouler ensuite des milliers de pelotes… D’où l’importance de laisser des empreintes. Une trace, pas encore totalement effacée, peut nous mener jusqu’à une « cité des dames », telle celle imaginée au XIVe siècle par Christine de Pizan, première écrivaine professionnelle ; et plus on avance, plus cette cité de créatrices se détache, prend forme, se révélant avoir été une œuvre puissante, avec laquelle on peut à nouveau dialoguer.
Que s’est-il passé au fil de l’histoire pour les femmes dans l’art, autrices, comédiennes ?
Une forme de féminicide artistique et symbolique.
Des attaques de leur vivant, un long et systématique effacement après leur mort, la spoliation, des mécanismes de désattribution, une sursexualisation de leur corps, surtout pour les comédiennes, mais pas seulement, et puis du dénigrement, des tonnes de doute déversées sur leurs œuvres. On leur a volé jusqu’aux mots pour se désigner - telles « autrice », « compositrice », « peintresses »… - les rendant « innommables » devant l’Eternité. On les a sorties de nos mémoires, en faisant en sorte que le patrimoine engloutisse le matrimoine, jusqu’à le faire disparaître. On a fabriqué et transmis un récit historique où les femmes sont soit « absentes », soit représentées comme des « empêchées », en incapacité de créer, de penser.
Tout cela est venu percuter de plein fouet la réception de leurs gestes artistiques, la richesse de leurs vies, la puissance de leurs destinées. Au point qu’il y a encore quelques années, malgré certaines recherches pionnières sur la question (rendons femmage, entre autres, à Marie-Jo Bonnet pour les peintresses et Odile Krakovitch pour les théâtrices du XIXe siècle), la grande majorité d’entre nous ne connaissait quasiment rien de ce matrimoine.
Aujourd’hui, un autre récit peut enfin émerger : des mots ressuscitent, des noms remontent à la surface, des œuvres réapparaissent. Nous sommes de moins en moins amnésiques, et des filiations peuvent enfin se tisser avec celles qui nous ont précédées. Surtout, nous prenons conscience que ce ne sont pas seulement des noms isolés, quelques femmes d’exception repêchées de-ci de-là, mais bien une constellation de créatrices et d’interprètes féminines qui ont véritablement contribué à l’histoire des arts, y apportant souvent d’autres regards sur le monde : ceux qu’elles posaient depuis leur place d’« excentriques » excentrées, en dehors des normes, jouant avec elles pour mieux les interroger ou les contourner.
Vous avez travaillé sur Marie de France, qu’on connaît très peu, et qui a repris les fables d’Ésope cinq siècles avant Jean de La Fontaine : comment la présenteriez-vous ?
Elle est le « chaînon manquant entre Ésope et La Fontaine », ainsi que la décrit le directeur de théâtre Yoann Lavabre, qui m’a permis de créer le premier spectacle consacré à ses Fables.
Marie est la première fabuliste de l’histoire mais aussi une des pionnières à écrire en langue d’oïl (d’expression française). Ses œuvres apparaissent comme l’une des plus belles réussites narratives et poétiques du XIIe siècle. Ni trouveresse, ni religieuse, elle revendique le fait d’appartenir à l’élite des lettres qui parle le français à l’époque, et elle accorde souvent une place inhabituelle à la parole féminine dans ses œuvres. On ignore son patronyme, et par conséquent, son nom de plume est tiré de son œuvre : un vers de l’épilogue de ses Fables (« J’ai pour nom Marie, et je viens de France ») lui vaut ainsi d’avoir été appelée « Marie de France ». Un joli clin d’œil matrimonial, pour cette écrivaine qui clôt son recueil en souhaitant se nommer afin qu’on ne l’oublie pas, consciente déjà que son travail risque d’être volé par un ou plusieurs savants :
« Il se peut qu’un clerc ou plusieurs
Mettent sous leur nom mon labeur.
Je veux qu’à nul il ne soit dit :
Fol est qui soi-même s’oublie. »
On a comparé ses fables à des miniatures poétiques finement ciselées. Leur originalité et leur richesse se trouvent dans leur métissage : elles puisent leurs racines dans les textes de l’Antiquité (Ésope, Babrius, Avianus), mais aussi dans la littérature arabe et la mythologie celtique. Elles sont servies par une écriture sans concession, vive et acérée, qui les rendent très mordantes et politiquement subversives.
Pouvez-vous évoquer les conséquences de la fixation de la langue française au XVIIe siècle avec un rôle accru du masculin en grammaire, considéré plus noble ?
En quoi est-ce important pour vous que des féminins comme « autrice » ou « matrimoine » ne soient pas des néologismes mais aient existé par le passé ?
Raconter l’histoire de ces mots permet de démontrer que leur disparition n’est pas un simple effet de l’usage, mais la conséquence d’un effacement volontaire, politique et institutionnel de ces féminins, qui s’est accompagné d’une masculinisation plus globale de la langue, avec entre autres la généralisation de l’accord au masculin, du fait qu’il était alors considéré comme « le genre le plus noble ». Tout ceci participe d’une instrumentalisation idéologique et sexiste du langage, survenue au XVIIe siècle, et confiée à l’Académie française.
Assemblée non mixte, créée en 1635 par le cardinal Richelieu, elle va légiférer la langue et la mettre au service d’une idéologie absolutiste et… sexiste. Unité de langue, de temps, d’action, de lieu, de genre : tout est lié. Jusque dans la grammaire et l’orthographe, ne doit plus dominer qu’un seul genre grammatical : le masculin.
Les conséquences sont bien sûr une délégitimation des femmes à occuper des fonctions prestigieuses liées à la création et au pouvoir. Déjà à l’époque, ces attaques contre ces féminins surviennent au moment où, avec le développement de l’éducation féminine, des femmes de la petite et moyenne bourgeoisie se mêlent d’écrire et de gagner leur vie avec leurs œuvres, et alors que certaines autrices produisent les plus grands « best-sellers » du XVIIe siècle, faisant d’elles de redoutables concurrentes, à une époque où l’on assiste à la professionnalisation du métier d’écrivain.
Rappeler que ces féminins ne sont pas des néologismes, c’est donc les relégitimer, réhabiliter celles qu’ils désignaient, et remettre l’Histoire dans le bon sens. L’intervention politique sur la langue a eu lieu bien avant nous. Aujourd’hui, il ne s’agit donc pas de « féminiser » la langue, mais de la « démasculiniser ».
À voir : le cycle de rencontres sur le matrimoine, en vidéo.
À lire : Mozart était une femme… Shakespeare aussi ! À propos des ouvrages d’Aliette de Laleu et d’Aurore Évain.