Benoît Lecoq / Mes villes, tes années

Le récit que vient de terminer Benoît Lecoq, "Mes villes, tes années", est encore inédit.
La prose devient fragment pour dépasser son emprise poétique sur la ville et ses images, et faire que la déambulation qui l'organise se retourne sur le narrateur pour que renaisse la très ancienne explication qu'est la littérature. Merci à BL de nous en confier deux extraits. Il est grand temps qu'un véritable espace d'édition reconnaisse ce qui se trame de neuf dans ces textes de moins de cinquante feuillets, qui sont un de nos principaux laboratoires. FB

de Benoît Lecoq, sur remue.net :
Déroute et autres proses courtes
ainsi que à petites haines et Ce qui reste innommé (poèmes)

Benoît Lecoq vit et travaille à Nîmes, il anime aussi la revue Agone/Contrepoint(s)

e-mail / courrier pour Benoît Lecoq

 

 

retour remue.net

II

Je suis dans l’inquiétude des années. L’habituelle catastrophe. Hier, j’ai longtemps marché le long des quais, à compter les pylônes et les arches des ponts. Enchevêtré dans les cordages croisés du silence, des souvenirs et des absences. Ce matin, réveil lourd, yeux mi-clos, muscles endoloris, j’hésite sur la marche à suivre, ne sait quel parti prendre. Je m’embrouille. J’ai revisité cette ville à la façon pressée d’un touriste, scrupuleux de l’itinéraire soigneusement étudié que je m’étais plu à passer et repasser, dans le plaisir obsessionnel de l’attente. Je pourrais prolonger mon séjour. Arpenter les artères de passage. Vérifier l’inutilité des axes. Prendre repos dans les jardins oisifs. Je pourrais me complaire à faire le tour des lieux autrefois fréquentés. Gagner en nostalgie. M’y abîmer.

Rien de cela. S’en tenir au projet. Quand le moteur démarre, que les balais secouent la bruine poussiéreuse qui couvre le pare-brise et bientôt envahira tout, engloutissant la ville, je sais que je m’en vais. Après la voie de chemin de fer et le pont suspendu, cette ville n’est plus la ville. Elle s’égrène, craquèle, se déchiquète, éclate en bribes colorées. En rumeurs de néons. Les ombres s’appauvrissent. D’un coup plus rien. Ou la malchance des autoroutes.

C’était il y a des jours. Des années. On s’était retrouvé au point de rendez-vous. A la pointe vive du manque et du désir. Un de ces moments ambigus et nécessaires dont les funambules doivent savoir le prix. Mieux que nous. On s’était jeté, sans précaution, dans le sauvage des retrouvailles. Mésanges bavardes. Et, dans ce restaurant qui nous avait choisis, notre insouciance provisoire embarrassait le regard des autres tablées.

Une phrase que tu commençais à dire. Un bout gentil de phrase. Une manière de chiquenaude. Je ne t’ai pas laissée faire, achever. J’ai brandi la vieille carte routière, si longtemps gardée sous le coude, dissimulée. Je l’ai dépliée, avec la même maladresse que chaque fois. Et, de l’index, j’ai pointé les villes qui deviendraient tiennes parce qu’elles avaient été, un jour ou l’autre, à moi. Le doigt rôdeur, j’ai dessiné un parcours. Un itinéraire en zigzags.

Mes villes, toutes mes villes. Les bienveillantes, qui vous font partager leur gloire, leurs épopées. Les tièdes, où s’affadit le reste d’un bonheur. D’autres encore. Celles, oublieuses, où l’on a cru franchir tous les degrés. Celles, modestes, où l’on a attendu. Celles qui vous attendent, on ne le savait pas. Et les autres aussi : on y coule des heures creuses, des journées indolores, des années évidentes. Les plis de la ville vous enveloppent. Vous bordent d’une chaleur nourricière. On ne se débat plus.

On est dans l’habitude des journées. C’était il y a longtemps. Des jours. Des années.

 

III

Mes villes. Tes années. Dans l’ocre pâle des lampadaires, la confusion obsède le décor. Elle gagne.

Mieux comprendre la ville. En faire le tour. Chercher sa faille. L’endroit où elle se laisse faire. Là où elle se relâche. Un jour on fera irruption. Barrages inutiles. Péages sans objet. Opacité vaincue. Trouées laiteuses.

Faire le tour de la ville. Vérifier ses impasses. Ses issues. Surprendre son parcours ; la surprendre. Balayer le passé du bitume. Prendre à témoin les barres pressées qui collent aux yeux. Prendre à zéro l’histoire de cette ville. Ne plus compter. Pénétrer dans la ville et saisir sa gorge noueuse.

J’aime dans ses abords les mystères qui traversent, les ombres closes aux portes des fenêtres et les chemins ténus qu’on espère deviner. J’aime cela surtout : que l’obscur soit un peu éclairé. Le fauve des artères. La lueur amoindrie des ruelles et des veilles. Tout se mêle. On croit entendre des cris que l’on dirait mauves. Tout se confond. On est dans le très faible et dans le strass aussi. L’écho peinturluré des jours.

Ville endormeuse, ville menteuse quand craque le fardeau du jour. Ville énergique et besogneuse dans le manteau de ses marchés. Ville éruptive, ville violente dans l’approche des aubes crayeuses. Le moment où le doute a perdu.

La ville tient en laisse ses faubourgs ; tient en joue ses banlieues. Fatigue les villages. Renonce au reste.

Les cernes de la ville. Cendrés d’abord. D’un gris qui tire sur le bleu du voyage. Les grilles de la ville. La ville grillagée des cernes qu’elle s’est donnée.

Quand le matin explose, que les volets grinçants donnent un nom au jour, la ville obèse, d’un coup, dégonfle. Sa morsure vous poursuit.