Jérôme Pintoux / La voix des marionnettes
nouvelle suite de "Faux rêves"

 

 
retour remue.net


transmis avec la légende: "l'artiste à son étendoir méditant à propos d'un Faux Rêve raté"

Jérôme Pintoux vit et enseigne à Poitiers - on a déjà publié de lui une première suite des centaines de Faux Rêves qu'il compose (encore un livre qui naîtra parce qu'un éditeur l'aura découvert sur remue.net ?), ainsi qu'un extrait de son Abécédaire Bob Dylan, fragment émergé de nombreux textes sur le rock. Il travaille aussi notamment sur la genèse des textes les plus énigmatiques de Rimbaud. FB

 

 

 

contact avec l'auteur via le site


La ville de Niort est le théâtre imaginaire et récurrent des Faux Rêves de Jérôme Pintoux (carte postale année 60, avec Ami 6)

 

28/09/04 / Le Poème de la Neige
J'avais vu mon visage au-dessus de deux tibias entrelacés. J'étais parti errer dans un vieux champ de neige. La Lune y était dans son triomphe, les étoiles dans tout leur éclat. Les vieilles pierres sentaient l'approche des grands froids et se recroquevillaient sur elles-mêmes. Il y avait même des lapins musiciens qui dansaient au milieu des flocons. Des menuets plutôt campagnards, dans des vestes brodées, un peu rouges, brodées d'or. Ces lapins s'intéressaient à l'astrologie spéculative, et voir ces lames de tarot qu'ils avaient étalées sur ce champ, avait quelque chose d'écoeurant, d'autant plus que les cartes n'avaient même pas été retournées, sous prétexte que l'un d'entre eux, une extraordinaire femelle toute blanche, au teint pâle, au pelage beige, était Verseau ascendant Balance, - avec un Saturne si fort qu'elle passait son temps dans son vieux gîte de pierre.


proposition illustrative pour L'Impresario, par Dominique Hasselmann

 

05/09/04 / L’impresario
Les petites marionnettes auraient voulu devenir célèbres et chaque représentation donnait lieu à des dizaines de répétitions, cela leur demandait un travail considérable. Elles avaient toujours les mêmes spectateurs, quelques vieux rats consciencieux. Un soir cependant un rat plus élégant que les autres vint assister à Britannicus. On ne l’avait jamais vu dans le grenier. On disait qu’il régnait dans un égout sous un des quartiers les plus chics de la ville, délimité par l’Avenue de Limoges et les cimetières derrière les lycées. Il se présenta aux acteurs en tant qu’impresario et leur proposa un engagement dans un grenier situé au-dessus du cabinet d’un pneumologue tout en haut de la place de la Brèche. Mais comment auraient-elles pu faire le déplacement ? « Facile. Nous passerons par les toits. Et pour franchir les rues nous ferons les funambules. » Mais on s’aperçut bien vite que c’était un gros mytho. On retrouva de vieux jouets cassés dans la rue, on se demanda quel enfant les avait perdus.

 

9.10.04 / Les marionnettes des marais
A la poursuite des feux follets, les marionnettes n’avaient jamais eu de chance. Parfois elles dansaient au seuil des marécages. Les feux venaient à leur rencontre, se postaient un instant sur les chevaux de frise, partaient au galop dans la nuit des bois, s’éteignaient dans l’eau noire. Polichinelle avait cru apercevoir un follet au fond des eaux souterraines et glaciales. Mais ce n’était que le reflet d’une vieille planète qui s’était égarée dans les bois. Pierrot en profitait pour cueillir des pensées secrètes, mais Colombine n’avait jamais aimé les fleurs des marécages.

 

16/08/04 / Le roi des gardons
Ce fantôme, rêveur au bord de son étang, perdu dans les faits et gestes de ses anciens jours, ne vit même pas ce cortège d’animaux qui se dirigeait vers l’est. En tête un âne et un hérisson, accrochés au carrosse du roi des gardons, qui venait consulter le poisson prophète pour savoir s’il serait pris, et à quelle sauce il serait mangé. Mais personne ne lui répondit. Le Nostradamus des rivières était parti faire son marché. Il comptait rapporter quelques vairons qui s’étaient attardés sous les vieux ponts de Niort.

 

31/07/04 / Les voix des marionnettes
Dans le grenier haut perché, on entendait faiblement les voix des marionnettes lors des représentations tard le soir. Mais toutes avaient des voix caractéristiques et on aurait pu les reconnaître au téléphone sans qu’elles se soient présentées. Il y avait la mère Michelle et sa voix de vieille femme qui vient de trouver un trésor dans une boîte de gâteaux. Le Pierrot et sa voix triste et lunaire. Colombine, dont la voix grave de professeur de maths faisait tourner bien des têtes. Le diablotin, et sa voix métallique de boulon et de vis. Le père Lustucru, et sa diction d’aïeul débonnaire, de grand-père chasseur. Guignol, qui avait un peu la voix du voisin quand il revient bredouille de la chasse aux hiboux. Le chat de la mère Michelle, et sa voix de vieux livre d’or, ses miaulements et ses bêlements quand il réclamait.

 

30/07/04 / Le lièvre érudit
J'étais à la chasse avec mon grand-père. Vers les cinq heures du soir, à la lisière d'une forêt ou devant un blé. Soudain il épaula, visa un lapin de garenne. Il tira. La bête fit la pirouette. Cette bête avait un œil de diable, un œil très gros, très rouge, injecté de sang. "Ce n'est pas un lapin, c'est un lièvre," précisa mon pépé. "Un lièvre, c'est bien plus gros qu'un lapin, et c'est bien plus fin". Subitement ce lièvre se mit à nous réciter des vers en latin. Du Virgile je crois, un passage des Géorgiques, me semble-t-il, un truc incompréhensible. Ces vers, que ce lièvre nous avait récités, étaient mêlés de considérations fumeuses sur les conditions d'impression des ouvrages de sorcellerie, leur diffusion erratique dans les campagnes... Il y était également question des alignements de menhirs détruits dans cette partie reculée du Poitou. Cela parlait aussi de l'architecture du Moulin du Milieu : on l'avait démoli et transformé bizarrement en parking le long de la sèvre niortaise. Le lièvre regrettait tout cela. On l'écoutait bouche bée. Il s'indigna :"Ils ont même rasé l'usine Saint-Jean !" Je l'entends encore réciter son latin. Je crois que ça commençait par "O clarissima mundi" mais j'ai oublié la suite. Un vocatif en tout cas. Un superlatif et un génitif. "O la très illustre... - du monde ?" A quoi cela faisait-il référence ? Cela ne voulait rien dire. Latin de cuisine ? Citation tronquée ? De toute façon, la bête était à l'agonie. Ce fut son "chant du cygne" si on peut dire, et sa chair fut estimée. "Une bête intelligente" dit mon grand-père en sortant de table. Mais il disait la même chose de tous ses chiens, même de plus corniauds.

 

23/07/04 / La gravure du château
En examinant la gravure d’un manoir je m’aperçus qu’il y avait quelqu’un qui courait dans l’herbe. Je crus que c’était un fantôme, mais il s’agissait d’une petite marionnette. Elle était poursuivie par des chiens qui l’avaient prise pour un lapin. Elle s’était échappée du grenier du château, où elle dormait d’ordinaire, ayant fait son nid dans un stock de vieilles fripes et gibecières qu’on avait remisées là. Elles avaient gardé l’odeur du gibier qu’on y avait mis. D’où la confusion des chiens de meute. Ils la rattrapèrent, la pourfendirent, mais leur maître se vengea. Il les fit abattre et les vendit à un boucher, Boinot, qui en fit du steak haché.

 


la rue Basse à Niort vers 1900

04/07/04 / La très ancienne photo de la rue Basse
Sur une vieille photo de Niort, il y avait une fenêtre ouverte, de la maison où j’habitais quand j’étais petit. A l’aide d’un zoom avant, très puissant, j’agrandissais tellement l’image que je réussissais à pénétrer à l’intérieur de ce qui était l’atelier de mon père. C’état bien l’endroit où il faisait ses cadres, entreposait ses baguettes. Mais à cette époque, vers 1900, c’était encore l’arrière-boutique d’un pharmacien. Il y avait là des étagères chargées de produits anciens, disparus, jouvences de l’Abbé Souris, benjoin, cafés, sirops d’orgeat. Je fus attiré par un bocal contenant de la poudre de couleuvres pour les maladies du foie. Mais, quand je l’ouvris, de vrais serpents en sortirent et ils chantaient des chansons d’autrefois, des B-Sides des Stones, et des succès qui avaient mal vieilli.

© Jérôme Pintoux