28/09/04 / Le Poème de
la Neige
J'avais vu mon visage au-dessus de deux tibias entrelacés. J'étais
parti errer dans un vieux champ de neige. La Lune y était dans
son triomphe, les étoiles dans tout leur éclat. Les vieilles
pierres sentaient l'approche des grands froids et se recroquevillaient
sur elles-mêmes. Il y avait même des lapins musiciens qui
dansaient au milieu des flocons. Des menuets plutôt campagnards,
dans des vestes brodées, un peu rouges, brodées d'or.
Ces lapins s'intéressaient à l'astrologie spéculative,
et voir ces lames de tarot qu'ils avaient étalées sur
ce champ, avait quelque chose d'écoeurant, d'autant plus
que les cartes n'avaient même pas été retournées,
sous prétexte que l'un d'entre eux, une extraordinaire femelle
toute blanche, au teint pâle, au pelage beige, était
Verseau ascendant Balance, - avec un Saturne si fort qu'elle
passait son temps dans son vieux gîte de pierre.
05/09/04 / L’impresario
Les petites marionnettes auraient voulu devenir célèbres
et chaque représentation donnait lieu à des dizaines de
répétitions, cela leur demandait un travail considérable.
Elles avaient toujours les mêmes spectateurs, quelques vieux rats
consciencieux. Un soir cependant un rat plus élégant que
les autres vint assister à Britannicus. On ne l’avait jamais
vu dans le grenier. On disait qu’il régnait dans un égout
sous un des quartiers les plus chics de la ville, délimité
par l’Avenue de Limoges et les cimetières derrière
les lycées. Il se présenta aux acteurs en tant qu’impresario
et leur proposa un engagement dans un grenier situé au-dessus du
cabinet d’un pneumologue tout en haut de la place de la Brèche.
Mais comment auraient-elles pu faire le déplacement ? « Facile.
Nous passerons par les toits. Et pour franchir les rues nous ferons les
funambules. » Mais on s’aperçut bien vite que c’était
un gros mytho. On retrouva de vieux jouets cassés dans la rue,
on se demanda quel enfant les avait perdus.
9.10.04 / Les marionnettes des
marais
A la poursuite des feux follets, les marionnettes n’avaient jamais
eu de chance. Parfois elles dansaient au seuil des marécages. Les
feux venaient à leur rencontre, se postaient un instant sur les
chevaux de frise, partaient au galop dans la nuit des bois, s’éteignaient
dans l’eau noire. Polichinelle avait cru apercevoir un follet au
fond des eaux souterraines et glaciales. Mais ce n’était
que le reflet d’une vieille planète qui s’était
égarée dans les bois. Pierrot en profitait pour cueillir
des pensées secrètes, mais Colombine n’avait jamais
aimé les fleurs des marécages.
16/08/04 / Le roi des gardons
Ce fantôme, rêveur au bord de son étang, perdu dans
les faits et gestes de ses anciens jours, ne vit même pas ce cortège
d’animaux qui se dirigeait vers l’est. En tête un âne
et un hérisson, accrochés au carrosse du roi des gardons,
qui venait consulter le poisson prophète pour savoir s’il
serait pris, et à quelle sauce il serait mangé. Mais personne
ne lui répondit. Le Nostradamus des rivières était
parti faire son marché. Il comptait rapporter quelques vairons
qui s’étaient attardés sous les vieux ponts de Niort.
31/07/04 / Les voix des marionnettes
Dans le grenier haut perché, on entendait faiblement les voix des
marionnettes lors des représentations tard le soir. Mais toutes
avaient des voix caractéristiques et on aurait pu les reconnaître
au téléphone sans qu’elles se soient présentées.
Il y avait la mère Michelle et sa voix de vieille femme qui vient
de trouver un trésor dans une boîte de gâteaux. Le
Pierrot et sa voix triste et lunaire. Colombine, dont la voix grave de
professeur de maths faisait tourner bien des têtes. Le diablotin,
et sa voix métallique de boulon et de vis. Le père Lustucru,
et sa diction d’aïeul débonnaire, de grand-père
chasseur. Guignol, qui avait un peu la voix du voisin quand il revient
bredouille de la chasse aux hiboux. Le chat de la mère Michelle,
et sa voix de vieux livre d’or, ses miaulements et ses bêlements
quand il réclamait.
30/07/04 / Le lièvre érudit
J'étais à la chasse avec mon grand-père. Vers les
cinq heures du soir, à la lisière d'une forêt ou devant
un blé. Soudain il épaula, visa un lapin de garenne. Il
tira. La bête fit la pirouette. Cette bête avait un œil
de diable, un œil très gros, très rouge, injecté
de sang. "Ce n'est pas un lapin, c'est un lièvre," précisa
mon pépé. "Un lièvre, c'est bien plus gros qu'un
lapin, et c'est bien plus fin". Subitement ce lièvre se mit
à nous réciter des vers en latin. Du Virgile je crois, un
passage des Géorgiques, me semble-t-il, un truc incompréhensible.
Ces vers, que ce lièvre nous avait récités, étaient
mêlés de considérations fumeuses sur les conditions
d'impression des ouvrages de sorcellerie, leur diffusion erratique dans
les campagnes... Il y était également question des alignements
de menhirs détruits dans cette partie reculée du Poitou.
Cela parlait aussi de l'architecture du Moulin du Milieu : on l'avait
démoli et transformé bizarrement en parking le long de la
sèvre niortaise. Le lièvre regrettait tout cela. On l'écoutait
bouche bée. Il s'indigna :"Ils ont même rasé
l'usine Saint-Jean !" Je l'entends encore réciter son latin.
Je crois que ça commençait par "O clarissima mundi"
mais j'ai oublié la suite. Un vocatif en tout cas. Un superlatif
et un génitif. "O la très illustre... - du monde ?"
A quoi cela faisait-il référence ? Cela ne voulait rien
dire. Latin de cuisine ? Citation tronquée ? De toute façon,
la bête était à l'agonie. Ce fut son "chant du
cygne" si on peut dire, et sa chair fut estimée. "Une
bête intelligente" dit mon grand-père en sortant de
table. Mais il disait la même chose de tous ses chiens, même
de plus corniauds.
23/07/04 / La gravure du château
En examinant la gravure d’un manoir je m’aperçus qu’il
y avait quelqu’un qui courait dans l’herbe. Je crus que c’était
un fantôme, mais il s’agissait d’une petite marionnette.
Elle était poursuivie par des chiens qui l’avaient prise
pour un lapin. Elle s’était échappée du grenier
du château, où elle dormait d’ordinaire, ayant fait
son nid dans un stock de vieilles fripes et gibecières qu’on
avait remisées là. Elles avaient gardé l’odeur
du gibier qu’on y avait mis. D’où la confusion des
chiens de meute. Ils la rattrapèrent, la pourfendirent, mais leur
maître se vengea. Il les fit abattre et les vendit à un boucher,
Boinot, qui en fit du steak haché.
04/07/04 / La très ancienne
photo de la rue Basse
Sur une vieille photo de Niort, il y avait une fenêtre ouverte,
de la maison où j’habitais quand j’étais petit.
A l’aide d’un zoom avant, très puissant, j’agrandissais
tellement l’image que je réussissais à pénétrer
à l’intérieur de ce qui était l’atelier
de mon père. C’état bien l’endroit où
il faisait ses cadres, entreposait ses baguettes. Mais à cette
époque, vers 1900, c’était encore l’arrière-boutique
d’un pharmacien. Il y avait là des étagères
chargées de produits anciens, disparus, jouvences de l’Abbé
Souris, benjoin, cafés, sirops d’orgeat. Je fus attiré
par un bocal contenant de la poudre de couleuvres pour les maladies du
foie. Mais, quand je l’ouvris, de vrais serpents en sortirent et
ils chantaient des chansons d’autrefois, des B-Sides des Stones,
et des succès qui avaient mal vieilli.
© Jérôme Pintoux |