Sophie ou la vie élastique

« Â Chaque seconde fait un bruit de pas sur la terre  », Ariane Dreyfus


Un personnage littéraire peut tout àfait s’échapper d’un livre, garder sa fraîcheur initiale, voire même se régénérer, et trouver place dans un nouvel ouvrage, sous une autre plume, en s’y sentant comme chez lui. Il faut pour cela que celle ou celui qui le reçoit àsa table d’écriture respecte sa personnalité, son tempérament, sa façon d’être et de réagir. C’est ainsi que réapparaît aujourd’hui Sophie, la fillette vive créée par la Comtesse de Ségur en 1858. Quatre ans après s’être rappelée ànous grâce àChristophe Honoré et àson film Les Malheurs de Sophie, la voici qui s’offre une grande et belle incursion en poésie grâce àAriane Dreyfus.

« Â Parfois un personnage vient se heurter ànous,
qui sommes déjàen morceaux.

Où poser le pied quand de grands blocs se détachent ?   »

À cette question, comme àbeaucoup d’autres, Sophie répond en acceptant l’obstacle, en le contournant et en poursuivant sa route. Elle entre délicatement dans le livre et se met àbouger, àrêver, àpenser, àinventer. Dès lors, la narratrice n’a d’autre choix que de la suivre. Dans le parc, au bord de l’eau, dans sa chambre ou dans ses jeux et découvertes champêtres, làoù les animaux tiennent autant de place que les fruits rouges (cerises, groseilles) qui l’attirent particulièrement.

« Â La cerise qui est là
Elle voit des fibres comme des veines
Roses dans le rouge clair

Sophie met ses ongles
Pour desserrer ce qui tient au noyau
Pendant que ça coule sur ses doigts
Doucement lui vient une idée
Qu’elle ne savait pas

Ça peut faire des yeux  »

Et les yeux, justement, Sophie a l’habitude de les sonder pour y détecter tendresse, bienveillance, colère, frayeur ou stupeur. Elle consulte ceux du chien pour savoir s’il « veut bien dans ses yeux », ceux de sa poupée, qui a fondu au soleil où elle l’avait mise àbronzer, ou encore ceux, inexpressifs, du lion en pierre et ceux de l’écureuil sans vie qui ne peut plus les fermer. Tout l’intéresse tandis que tout autour la mort fait bien plus que rôder. Elle emporte ceux qui lui chers. La poupée, le cheval, l’écureuil, les bébés hérissons et, bientôt, sa mère, Madame de Réan, qui chavire dans la mer.

« Â Dans une vieille cape couleur de terre perdue
Sophie se laisse transporter àtravers l’hiver

Plus de berceuse pour se poser sur elle
Maman est un mot qui a trop voyagé

Maintenant elle est obligée
De dire Maman àMadame Fichini  »

Ces disparitions n’entament pas son goà»t de vivre. Sophie s’ouvre un chemin de traverse. Elle réfléchit, touche, découvre. Elle s’initie aux aléas plus ou moins cruels de l’existence et surmonte les épreuves. Elle s’invente un autre monde qui, jouxtant celui des adultes, est plus apaisant, plus volage, plus espiègle, plus sauvage. C’est lui qui nourrit sa sensibilité, ses émotions et son imagination.

« Â Je sais ce que j’ai vécu
et que je vivrai encore  »

Ariane Dreyfus insuffle une douceur emplie d’une revigorante fraîcheur àce portrait en mouvement. Elle reconstitue avec sensibilité et délicatesse la personnalité d’une Sophie intemporelle dont la présence attachante se glisse avec bonheur dans une écriture poétique avec laquelle elle ne peut que se sentir en harmonie.


Ariane Dreyfus : Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral.

Jacques Josse

30 juillet 2020
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