Fictions beyrouthines et autres citadines (22)

XXII


Les enfants lointains seront là en fin de matinée mais on a commencé à grignoter et à se servir dans les plats à la cuisine. Sireen laisse les intrus entamer le fattouch et les galettes de sfiha ; puis elle les voient s’enfuir en riant. Elle s’exclame avec eux parce qu’elle est heureuse. Enfin, les voilà tous sur notre terre ! Ceux de Dakar, ceux de Montréal et ceux de Paris roulent depuis l’aéroport vers Sour. Sireen éprouve la joie qu’une mère attend sans cesse ; et aujourd’hui, le soleil qui frappe et éblouit la ville, la plage et le port, les ruines et les gratte-ciels, les flots jusqu’à l’horizon, n’est obscurcit d’aucune mauvaise ombre. Sireen ne veut rien savoir du passé et de l’avenir. Demain, ils partiront tous pour la montagne, et s’ils vont jusqu’aux tombes du cimetière dans le village, ce sera pour des louanges à la vie.

Ceux de Beyrouth font un brouhaha dans le jardin. Sireen a effacé l’histoire. Elle nierait là, dans l’instant, les mains sur son tablier, affairée dans la cuisine, elle nierait tout souvenir d’autres bruits que le rire de ses petits enfants en plein jour, elle nierait que le monde s’arrête à quelques kilomètres au sud. Son visage penché sur les fruits qu’elle découpe retient la joie et le souffle. Surtout, elle ne met aucun mot sur ce qu’elle ressent de peur que ne s’échappe l’embellie. Elle baisse le feu sous le roz a djej ; les parfums mélangés qui émanent de toute la cuisine et des jardins en plein midi picotent son esprit une seconde pour en faire émerger l’image douce d’une fête d’enfance dans la maison familiale quand il y avait encore des arbres sur les montagnes.

Elle entend les taxis qui arrivent de l’aéroport et déjà les voix des enfants. On l’appelle. Elle reste un instant seule dans la cuisine ; lui viendrait une larme. Elle regarde autour d’elle, tout est prêt. C’est maintenant dans cette ultime solitude qu’elle les embrasse le plus fort, les traits de son visage tremblent. Elle les sait tous ensemble dans le jardin.

Comment se tenir en une seule journée pour toute la vie, loin des révolutions, des guerres, des bombes sur la ville, loin de l’ennemi aux portes du pays ?

« mama !  »

3 juillet 2011
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