strate d’un souvenir pour Jean-Michel Palmier par Florent Perrier
Florent Perrier, ami de J-M Palmier, a établi l’édition de Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu. Il nous a confié cette évocation qui complète le dossier Jean-Michel Palmier [SR]
Au dos d’une enveloppe déchirée, sur l’envers d’un papier usagé, Jean-Michel Palmier avait griffonné une série de noms qui se rapportaient à des lieux-dits voire, pour la plupart d’entre eux, à des localisations géographiques plus réduites encore. Ces lieux dessinaient ensemble une constellation dont les contours épousaient, peu ou prou, les limites d’une région qui m’était familière pour y avoir vécu une large partie de mon enfance. Cette région, ces noms alignés me la rendaient pourtant étrangère ou me la dévoilaient d’une manière toute singulière car ils m’écartaient sans mesure des sentiers battus pour m’ouvrir à l’existence d’une topographie jusqu’alors ignorée, une topographie restée souterraine.
Minutieusement et bien que démuni d’instruments de recherche idoines, Jean-Michel Palmier, alors hospitalisé, avait en effet relevé sur des cartes ordinaires les noms des sites d’anciennes réserves de sable ou de carrières de pierres ensevelies mais susceptibles d’abriter toujours, sous les ronces qui les masquaient désormais, ici ou là disséminés dans une région jadis recouverte par la mer, des gisements de fossiles dont il était un passionné. Scrutant l’étymologie ou interrogeant une dénomination parfois révélatrice d’un usage perdu (« Le four blanc », « Pierrefitte »), il avait ainsi répertorié ces lieux oubliés, disparus de la mémoire, ces lieux au cœur desquels il aurait tant souhaité se perdre pour fouiller des heures durant si l’usage de ses jambes lui était resté, si la maladie ne l’avait pas contraint.
Munis de ce maigre viatique, sa compagne et moi étions partis à la recherche de traces négligées pendant des années, de ces traces qui, sous un amoncellement de terre et d’humus, permettaient de décrypter cependant et de lire une histoire vieille de milliers d’années. Aidés de pelles d’enfant, de seaux de plage au plastique élimé, nous nous étions mis à creuser, presque frénétiquement, pour découvrir sous l’épaisseur de feuilles en décomposition et sous les frondaisons d’une végétation libre de se déployer, ces amoncellements de sable et de pierre au creux desquels gisaient parfois, au milieu de fragments brisés par le temps, quelques fossiles intacts à la blancheur toute minérale.
Nous étions fiers de cette maigre récolte où se mêlaient sans discernement, dans un pêle-mêle indescriptible, les scories aux trésors, les rebuts aux empreintes intouchées de strates soudain redevenues vivantes et Jean-Michel Palmier, indulgent pour ces chercheurs peu scrupuleux, pour ces géologues amateurs, éprouva en vérité un plaisir sincère, un plaisir persistant sur plusieurs jours, lorsqu’il s’attacha à distinguer et à démêler les fruits de notre expédition, triant, classant, ordonnant et nommant tour à tour chacune des familles de fossiles passées au tamis de cette passion qu’il entretenait pour les traces comme pour leur sauvetage.
Ce plaisir lié à la découverte des fossiles ou celui qu’il rattachait également aux collections d’insectes — des insectes qui lui venaient du monde entier ou qu’il allait aussi bien collecter dans le monde entier pour les rassembler ensuite dans de magnifiques boîtes où l’esthétique le disputait à l’œil averti de l’entomologiste —, ce plaisir donc n’est pas sans rapport avec les années de travail que Jean-Michel Palmier a consacrées à son ouvrage inachevé sur Walter Benjamin : Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu.
Accumulant les documents, les articles, les ouvrages, multipliant au besoin leur lecture en les sollicitant sous toutes leurs facettes, Jean-Michel Palmier a peu à peu construit un véritable échafaudage de réflexions autour de l’œuvre et de la personne de Walter Benjamin, un échafaudage monté pièce après pièce et qui lui permit, comme à l’abri des regards et protégé des intempéries, de travailler à la restitution d’une pensée menacée d’enlisement sous la masse des interprétations parfois contradictoires, sous celle de modes souvent superficielles. Sans avoir terminé totalement ce travail souterrain et minutieux, sans avoir totalement achevé de redonner leur éclat à ces écrits trop peu considérés ou trop vite abordés, il avait néanmoins dévoilé, strate après strate, progressivement, les paragraphes, les chapitres, les parties autour desquels s’articule désormais cet ultime ouvrage. Et si la mort a laissé à la base de l’édifice quelques niveaux de l’échafaudage premier, si la mort de Jean-Michel Palmier a interrompu la mise au jour de l’ensemble et sa complète distinction d’une zone toujours en chantier, si le voile de la chrysalide recouvre encore, par endroits, le corps d’une œuvre en devenir, ce qui émerge désormais hors de cette précarité inachevée et cela sous le sceau d’une singulière évidence, c’est aussi la trace d’un sauvetage.
Cette trace, il importait à notre tour de la conserver et d’en porter témoignage, tant pour attester et relever le travail de mémoire considérable notamment accompli par Jean-Michel Palmier autour du destin des exilés allemands antifascistes, que pour donner à lire une « exposition » de l’œuvre de Walter Benjamin considérée dans le mouvement même des multiples tensions qui, sans cesse, la traversant et la sollicitant, sans cesse la déportent et nous éloignent avec elle loin des cartes établies, hors des sentiers battus. Délaissant l’amateurisme du géologue il fallut alors s’ouvrir à l’attention consciencieuse de l’archéologue pour retrouver toute la vie de ces multiples strates où, souterrainement, ne cessent de battre les intuitions essentielles de Walter Benjamin, ses mots et ses idées propres auxquels Jean-Michel Palmier a tenté de restituer une actualité non plus sous-jacente mais comme insurrectionnelle, l’actualité d’une présence épargnée par le temps, celle d’une résistance inentamée.
Florent Perrier
Introduction et dossier complet ici