La plupart des débuts
se ressemblent.
Comme la plupart des romans.
La plupart des vies s'efforcent de ressembler aux romans qui imitent la
vie.
Ma vie est une catastrophe.
Mes romans ressemblent à la catastrophe de ma vie, qui ne ressemble
à rien.
Comme la plupart de mes débuts.
b.
(JK coincé, picolant, en coulisses.)
Avons été quelques-uns, toutes ces foutues
années, à concevoir des plages, des océans et des
horizons sur mesure, pour délivrer nos mots exacts, ou graves,
ou contagieux ou désespérés.
Ai gravé mon nom à coups d'orteils dans ce sable inventé,
nos noms, et d'autres noms encore qui n'étaient à personne
— et pouvaient donc servir.
Duluoz, Sal Paradise, Ray Smith et Leo Percepied : tous mes moi et non-moi
— presque moi, censément moi — chair et masque (mais
qui suis-je ? ah, oublie ça, concentre-toi sur les faits.)
Jack Duluoz et les autres, donc, tous mes moi-membres tonitruants de la
tonitruante moi-bande des clochards célestes, anges de minuit,
et autres "souterrains".
Et les fameux amis que j'avais alors, (mais à présent ces
mêmes amis ne perdent pas une occasion de critiquer mon attitude
et se demandent s'ils peuvent raisonnablement demeurer mes amis —
allez tous vous faire foutre.)
Mais pas de ça ce soir, amigo, à moins que tu ne veuilles
mouiller ton froc avant d'entrer en scène (Ginsberg m'avait pourtant
bien dit de refuser ce contrat, à moins que je ne cesse de boire
— à la tienne, mec.)
Tanger, Mexico brûlent, et nos retrouvailles, toujours et partout,
brusquent nos rires (car nous sommes facétieux, n'est-ce pas ?),
et nous regardons nos bedaines de bientôt quadragénaires
(car nous sommes gourmands, n'est-ce pas ?) s'épanouir dans l'air
du temps, libres et arrogantes, par-dessus les élastiques distendus
de nos caleçons californiens (sous le regard impénétrable
du décharné Bill Burroughs — j''espère que
tu n'as pas déjà oublié qui t'a trouvé le
titre du Festin Nu, hein, Bill ?)
Soudain, ce n'est déjà plus Tanger, ni Mexico, mais une
charmante petite piaule de filles, à New-York City :
Ginsberg à poil et Peter Orlofsky, prônant de concert tout
ce qu'il y a de prônable en matière de sexe et de sexualité
et de sexe-à-gogo, jurant, sacrant sur tout ce que la pièce
compte de mètres carrés de peau blanche et de fessiers à
chahuter.
Mais tu en pinçais alors pour la peau noire d'Alene, que tu t'apprêtais
à flanquer dans ce putain de livre comme on traîne un ancien
associé en justice — et Alene voudra elle-même te traîner
en justice, et nous offrirons tous deux pour finir le triste tableau de
la mesquinerie ordinaire des vieux amants aigris (toi, tout bonnement
malade de jalousie; elle, furieuse d'avoir été par toi décrite
comme frigide; et cetera) — de sorte que tu t'es tenu ce soir-là
en dehors des divagations érotiques ginsbergorlofskiennes, pour
te consacrer pleinement à la bouteille en cours.
S'introduisait alors imperceptiblement le doux poignard liquide dans ton
âme d'ivrogne.
L'âme : le siège du projet de l'être, fait de détachement
et de sainteté, maculé des glaires et des étrons
de la faute de l'aigreur et de la médiocrité — et
voilà une définition !
Le doux poignard liquide s'est entre-temps révélé
un inhumain piège à mâchoires — du genre de
ceux dont le renard s'échappe en dévorant sa propre patte
(retiens bien cette image, mon pote.)
c.
(JK toujours en coulisses, de plus en plus fébrile.)
Qui pourrait croire que dans ce trou, creusé par Max Gordon dans
New-York City, ville bandée vers l'avenir naïvement cynique
du business, savoir le ciel aimant peuplé d'arbitres encombrés
de calculettes folles à millions fous de dollars dingues,
que dans ce trou, pompeusement baptisé Village Vanguard, où
sont venus souffler, frapper, gratter, skatter… Art Tatum, Garner,
Mingus, Bird (oui Bird), et Coltrane, Tthelonius, et Dexter,
que dans ce trou, terrier, archi-connu depuis1936, dans cette ville éjaculée
vers le très-haut nouvel ordre planétaire orbital,
(dans ce trou, où tu as joué bien des fois dans les marges
du concert ton rôle d'imprévisible incontrôlable clochard
bop, braillant et délirant),
qui pourrait croire que, bien qu'absolument non-musicien, très
vaguement chanteur, et indubitablement ivrogne, tu te produirais un jour
dans ce trou prestigieux, en qualité de poète, nanti d'un
contrat dûment signé du proprio et de toi-même (j kerouac
ci-après dit "le contractant"), papelard stipulant que
le contractant s'engage à lire ses poèmes (ou ce qui lui
chantera) chaque soir durant un mois, pour la rondelette somme de tant
?
et qu'il poètera en compagnie de deux des fameux musiciens de l'heure,
lesquels musiciens fameux, en quête de novation, ne dédaignent
pas l'idée de poème jazzifié ou de jazz poétisé,
et ont eux-mêmes copieusement roulé leur bosse (avec ou sans
sac à dos), et discutent déjà d'albums parlant et
concertant (et déconcertant), avec le pareillement fameux producteur
Norman Granz — tout ceci participant de l'excitation générale
: époque épatante, épatante, véritablement
épatante.
© Enzo Cormann - texte protégé par
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