C’est une œuvre courte.
C’est une succession de phrases qui dévalent les cinq
lignes droites de la portée sans briser le poignet de la pianiste.
C’est
une chute en quelques notes de peu de bruit. C’est le mot en
peu de lettres qui retiendrait Dona Prouhèze de quitter le vaisseau
amiral et repartir dans la forteresse africaine de Mogador et que Don
Rodrigue ne prononce pas. Toi ne renverse rien, ne bouscule rien, bouge
peu ou dans
les limites d’une discrète transparence, et si tu poses
un doigt sur une touche blanche que ce soit si doucement qu’aucun
marteau ne frappera la corde aucune note ne se fera entendre. Depuis
dix ans la
lettre de long désir écrite par Dona Prouhèze à Don
Rodrigue après que son époux Don Camille l’a fouettée
et torturée la première fois a couru des Flandres à la
Chine et de la Pologne à l’Éthiopie repassant même
plusieurs fois par Mogador avant d’atteindre par aucun autre
hasard que le destin son destinataire. Tu poses sur le lutrin le livre
que tu
lis et tu le lis ainsi, assise sur le tabouret, face aux pages, en
t’efforçant
de te tenir correctement c’est-à-dire sans relever ton épaule
droite défaut que tu as eu très jeune et dont tu n’as
jamais réussi à te débarrasser tout à fait.
Je comprends qu’on tende les muscles de son bras et de son épaule
pour jouer telle sonate appassionata mais pour lire dis-moi
est-ce vraiment nécessaire. Dona Prouhèze expose le marchandage
de son corps en cours entre Don Camille et Don Rodrigue, entre le renégat
et le vice-roi, entre les eaux de l’oubli et l’amertume
de l’âme,
entre l’honneur et le reniement. Ou bien, tu repousses les assiettes
et les verres, ouvres une partition sur la table et lis les notes comme
tu lis les mots d’un livre. Don Rodrigue se tait. Dona Prouhèze
insiste dis seulement un mot et je reste. Je le jure, dis seulement
un mot, je reste. Il n’y a pas besoin de violence. Un mot, et
je reste avec toi. Un seul mot, est-il si difficile à dire ?
Un seul mot et je reste avec toi. Les notes ne résonnent
pas sur l’échelle
des sons audibles, elles se déploient comme quand on joue, comme
quand tu jouais, ton corps se montrant assez vaste et avec assez de
profondeurs pour contenir au-dedans le monde du dehors dans sa totalité.
Don Rodrigue baisse la tête et pleure. Ne fais pas de bruit,
même
sans chantonner on les entend. Quel est le mot qui retiendrait Dona
Prouhèze
? Tourne les pages de la partition à la recherche de la note
pas entendue. Écoute. Tourne les pages du livre à la
recherche du mot pas prononcé. Patiente. La musique ouvre en
grand à la
disparition du monde dans le corps. Le silence ou son effacement ne
sont pas la matière musicale. Joue une note muette. La matière
musicale est le cri de déréliction rapporté par
Marc et par Matthieu : Éli, Éli, lema sabachtani ? c’est-à-dire
: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Écoute
ce que la mort te dit. Parle à peine, pas plus fort que si tu
pleurais sans larmes à un repas de noces ou de funérailles
pris en commun. Persiste à ne pas t’éloigner du
cri qui te fait pleurer et cesse de pleurer. Quand tu pleures tu n’entends
rien. Quand tu pleures tu n’écoutes rien. Écoute
ce qui surgit. Je te parle de la coexistence de l’absence et
de la présence
et de la tragédie qu’est pour Don Camille l’impossibilité de
refuser son amour de Dona Prouhèze c’est-à-dire
la connaître. Appuie chaque doigt l’un après l’autre
sur le bord de la table, pose fermement chaque note, écoute
encore. Don Camille s’engloutit là où surgit la
condition de la possibilité de son amour pour Dona Prouhèze,
là où s’est
perdue l’unité primordiale, le foyer d’origine d’où jaillissaient à profusion
les choses et le contraire des choses. S’il a pu croire pendant
dix années que le jaillissement se poursuivait et que chaque
chose se divisait toujours en la chose et son contraire et cette chose
et ce contraire à leur
tour en leur contraire et leur chose cela à l’infini,
s’il
a pu croire pendant dix années à l’arbre foisonnant
de la généalogie de l’alliance et de l’action
partagées, s’il a pu croire pendant dix années
que l’amour de Dona Prouhèze naîtrait de l’attente
de l’Ange Gardien et du silence de Don Rodrigue tous deux également
privés de son corps glorieux ou bafoué peu importe ce
n’est
plus le cas, la progéniture des sentiments a pris fin. L’amour
de Don Camille pour Dona Prouhèze n’existe pas parce qu’il
est impossible (ce genre d’affirmations me dégoûte
jusqu’à la
nausée) mais il existe – car il existe – dans la
source même de son impossibilité. Son impossibilité engendrait
l’existence du possible mais l’impossibilité à son
tour prend fin. C’est ce que dit l’Ange Gardien à Dona
Prouhèze pour te faire pénétrer cette union du
temps avec ce qui n’est pas le temps, de la distance avec ce
qui n’est
pas l’espace, d’un mouvement avec un autre mouvement, il
me faudrait cette musique que tes oreilles encore ne sont pas capables
de
supporter ou encore Le mal est ce qui n’existe pas. C’est
ce qu’inscrit Don Camille sur le corps de Dona Prouhèze
quand il fouette et torture cette femme qu’il aime Ainsi,
moi fini, si je tiens bon, j’arrête la Toute-Puissance, l’Infini
souffre en moi limite et résistance, je lui impose ça
contre sa nature, je puis être la cause en lui d’un mal
et d’une souffrance
infinie ! ou encore La prière n’est donc pas autre chose
qu’un
aveu de notre néant ? – Non pas un aveu seulement mais
un état
de néant. C’est le prix à payer pour le mot que
tait Don Rodrigue. Sur un carton un pianiste emprisonné avait
dessiné un
clavier sur quoi il s’exerçait chaque jour à répéter
les gammes, les arpèges, les accords. Il s’autorisait
l’interprétation
d’une œuvre seulement quand il se sentait d’attaque à soutenir
le vertige de sa cellule. Quel est le mot que ne prononce pas Don Rodrigue
? L’œuvre dont je voulais te parler ce sont deux pages qui
demandent un jeu très doux et délicatement expressif,
plus loin in poco piu forte et même poco animato bien qu’il
soit indiqué de
modérer par la sourdine, puis un peu retenu (en conservant le
rythme) avant de céder dans les dernières mesures, quand
il y a longtemps que le silence a fui les bouches et déserté les
cœurs.
Don Rodrigue refuse-t-il de le prononcer ou accepte-t-il de le taire
? Fauré ou Debussy j’ai oublié, je vérifierai,
je te dirai. Dona Prouhèze repart, cette fois mourir tous deux
le savent. Fais ce qui ne fait pas de bruit, ça fait déjà beaucoup
de choses à faire. Ce que Don Rodrigue n’a pas été capable
de dire à Dona Prouhèze fût-ce au prix de la mort
lui est-il possible de le penser ? Et à nous, est-il encore
donné de
formuler cet impossible ?
Dominique Dussidour,
octobre 2003. |