Tirer des fils
Benoît Toqué est en résidence à l’Université de Cergy. Il écrit un premier roman intitulé 3h40 heure française et ayant un fort ancrage documentaire, dont la trame court du début du XIXe siècle à aujourd’hui, qui prend sa source dans différentes anecdotes tirées de la vie du banquier d’affaires américain John Pierpont Morgan (1837-1913).
Comment, au départ, est venue l’idée de cette résidence ?
L’impulsion en est venue de Jean-François Puff, qui dirige le master de création littéraire de l’université de Cergy, et qui m’a proposé de monter ensemble ce projet de résidence. L’idée était que j’intervienne dans ce cadre auprès des étudiant·es suivant cette formation. Étant moi-même passé par le master de création littéraire de l’université Paris 8, cette perspective m’a enthousiasmé. J’étais alors plongé, et je le suis d’ailleurs toujours, dans des recherches documentaires assez conséquentes qui sont le terreau du texte auquel je travaille actuellement. Quant à ce dernier, l’idée m’en est venue au cours de ce qui était au départ une banale recherche sur internet, laquelle m’a finalement amené, de lien en lien et par sérendipité, à élaborer la trame d’une narration documentaire ayant de multiples embranchements, puisque que cette trame court du début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui et se déploie sur deux continents. Sans reprendre ce protocole de travail à l’identique, il nous a semblé, à Jean-François comme à moi, qu’il y avait là matière à proposer un atelier d’écriture aux étudiant·es dans lequel iels pourraient poser les bases d’un récit possible à partir des matériaux documentaires de leur choix. Nous sommes donc partis là-dessus et j’ai pu proposer ce travail collectif aux étudiant·es.
Aviez-vous déjà travaillé à partir de documentation ? Quelle importance cela prenait-il dans l’élaboration de vos textes ?
Plusieurs de mes textes ont une composante documentaire assez forte. C’est notamment le cas d’Entartête (Extensibles, 2020), qui est une enquête littéraire à propos de la pratique de l’« entartage », laquelle y est abordée aussi bien par le prisme du cinéma muet que via ses implications dans la sphère sociale et médiatique. Entartête se déploie presque entièrement à partir de matériaux – textuels, vidéo- et iconographiques – qui lui préexistent, et que je relie entre eux en mettant en place un dispositif narratif assez loufoque que je qualifierais de « post-dadaïste ». C’est également le cas avec Contrariétés (Dernier Télégramme, 2021), quoique de manière assez différente, puisqu’il s’agit d’une fiction encyclopédique fonctionnant par fragments interconnectés selon un principe de répétition et de variation qui court d’un bout à l’autre du texte. Contrariétés se compose ainsi à la façon d’un vaste réseau de correspondances entremêlant une multitude d’informations qui là encore lui préexistent, même si je m’autorise à en altérer ludiquement la factualité. Son fonctionnement tient en définitive d’un « feu d’artifice d’analogies », aussi sa narration ne suit-elle pas un fil thématique unique et est par là même plus éclatée que celle d’Entartête.
Certains autres de mes textes ont eux aussi nécessité un recours à la documentation, comme ma nouvelle « Impressions de Guyane » (revu Espace(s), n°20, 2021) ou encore « Barbares sauce Worcestershire » (revue Dézopilant, n°26, 2017). Le premier a été écrit suite à une commande du Centre National d’Études Spatiales. Il me fallait proposer un texte à partir d’une photographie d’archive dont la légende était volontairement trouée : « La première mission de reconnaissance en Guyane pour l’installation de la base spatiale. [deux mots illisibles] pensait que la seule manière de [trois lignes illisibles] dans la mémoire. » J’ai choisi d’écrire le journal de bord d’un des membres de cette mission de reconnaissance, et de le faire de façon plutôt réaliste, ce qui m’a obligé à me documenter. Le CNES m’a d’ailleurs fourni quelques documents d’archive supplémentaires à propos de cette mission de reconnaissance guyanaise afin d’alimenter la composante réaliste de mon texte en y ajoutant des éléments factuels. Quant à « Barbares sauce Worcestershire », il s’agit d’un poème narratif écrit à partir de l’« histoire » du steak tartare et de celle du cocktail le Bloody Mary, histoires en partie mythifiées. En l’occurrence, ce texte n’a rien de réaliste et multiplie volontairement les anachronismes, car il condense les informations que j’ai récoltées en une microfiction assez déjantée. Bien que sa teneur documentaire ne saute pas aux yeux, il n’aurait pas pu être écrit sans cette recherche préalable qui a décidé de ce qui le compose.
Quels éléments documentaires utilisez-vous, où et comment ?
Que vous permet cette résidence pour construire et affiner votre projet ?
Mon projet prend au départ sa source dans différentes anecdotes tirées de la vie du banquier d’affaires américain John Pierpont Morgan, dont je me suis retrouvé à lire la fiche Wikipédia un peu par hasard suite à ma lecture d’un article de journal traitant des nombreux scandales financiers impliquant la banque JPMorgan Chase. Tout est parti d’une coïncidence qui a retenu mon attention, à savoir le fait qu’il était propriétaire du Titanic et devait prendre part au voyage inaugural de ce paquebot, mais a annulé son voyage au dernier moment pour – c’est du moins ce qu’on raconte – rester fêter ses 75 ans avec sa maîtresse à Aix-les-Bains, ville où il se trouve que je suis né. À partir de là, je me suis renseigné sur J. P. Morgan et ai trouvé d’autres détails biographiques qui m’ont interpellé et ont fait travailler mon imagination. J’ai tiré des fils, certains à partir d’éléments factuels, comme le fait qu’il ait financé une partie des travaux du photographe et ethnologue Edward Sheriff Curtis par exemple, et d’autres plus fictionnels qui m’amènent notamment à m’intéresser à l’histoire de Terre-Neuve ou encore à la vie d’un pirate du XVIIIe siècle.
Les éléments documentaires que j’utilise sont principalement d’ordre textuel, mais j’ai également recours à des matériaux vidéo- et iconographiques. Puisque le texte auquel je travaille est assez tentaculaire, je me retrouve aussi bien à lire des romans et recueils de poèmes que de la non-fiction, des livres d’histoire et d’anthropologie, un traité de la faune et de la flore du XIXe siècle, un dictionnaire des régionalismes, etc., ainsi que de nombreux documents en ligne. Tant que cela est possible, je préfère travailler chez moi ou dans un café, mais je me rends aussi beaucoup en bibliothèque, ce que l’accès à certains documents nécessite de toute façon. Je procède par prélèvements, j’accumule les informations qui me semblent pertinentes pour mon texte, je relève des connexions possibles entre elles, parfois je force un peu pour en faire apparaître une, ou bien je l’invente carrément. Je suis en fait assez méthodique, mais cette méthode est empirique et il est difficile d’en rendre compte. Puisqu’il s’agit d’un projet au long cours, cette résidence est vraiment très précieuse pour moi, d’autant plus qu’elle dure dix mois. Grâce à ce soutien économique, je peux libérer le temps nécessaire à la bonne avancée de mon projet et travailler en toute sérénité, ce qui est assez idéal.
Cette expérience change-t-elle votre manière de vous documenter et d’utiliser ces ressources ?
Elle ne change pas tellement la manière dont je me documente, car en tant que doctorant en littérature, j’avais déjà une pratique de recherche. Par contre, au vu du grand nombre et de la diversité des ressources auxquelles j’ai recours pour ce projet, elle m’oblige à affiner la façon dont je discrimine entre elles et à adopter une méthode de travail qui diffère assez radicalement de celles que j’avais utilisées jusqu’ici dans mon activité littéraire. En fin de compte, le processus de recherche documentaire dans lequel je suis actuellement plongé me semble assez proche de celui que j’ai dû déployer dans le cadre de ma thèse, même si la finalité n’est pas du tout la même dans les deux cas. Chacune de ces activités fait en effet appel, du moins telles que je les pratique, à des logiques de pensée et à des modalités d’écriture bien différentes. De ce point de vue, cette expérience modifie effectivement la manière dont j’utilise les ressources que je mobilise, car je les aborde d’abord avec mon cerveau littéraire, lequel laisse libre cours aux analogies et fait usage de la fiction.
Pour revenir un instant sur mes projets précédents, malgré la multitude d’informations présentes dans Contrariétés, je ne peux pas dire que j’ai effectué une recherche documentaire pour écrire ce texte. Les informations que j’y sollicite ont été glanées « par hasard », au gré de mon parcours de lecteur et de spectateur, et finalement de vie. Le processus d’écriture de Contrariétés était en outre beaucoup plus « instinctif », même si l’architecture de l’ensemble a évidemment nécessité un travail de composition. Quant à Entartête, si j’ai dû pour l’écrire mener une recherche spécifique à ce projet, et donc lire et visionner des choses auxquelles je n’aurais sinon certainement jamais eu à faire, il s’agissait là d’une recherche restreinte et extrêmement libre, fantaisiste même. A contrario, celle que j’effectue aujourd’hui, bien que libre également – puisque je suis après tout le seul à en définir les règles –, de part son ampleur et la diversité des fils narratifs qui la détermine, s’avère finalement plus contrainte, car son maillage est très dense et que cette densité m’oblige. Ça ne m’empêche certes pas de tirer des fils dans plusieurs directions à la fois, mais à la différence d’Entartête et Contrariétés, ce nouveau texte a pour point de départ une trame narrative assez classique, presque un pitch, l’idée étant également pour moi de jouer avec les codes narratifs en proposant une sorte de « méta-roman ».
Comment procédez-vous lors des ateliers d’écriture avec l’utilisation de documents ?
À ce propos, le mieux est de se reporter directement à mon texte « Eh bien voilà », dans lequel je reviens sur le fonctionnement de cet atelier :
https://remue.net/eh-bien-voila