Une arrivée et un départ
J’arrive au Château de la Roche-Guyon pour une résidence au long cours, une résidence d’écriture de dix mois. Depuis que j’ai reçu la nouvelle, je ne peux effacer le sourire sur ma figure : avoir du temps pour écrire, c’est rare.
Ensoleillé, le château se présente en majesté.
Ses atours, je les connais bien. Il fut un temps où je le fréquentais amoureusement, où je guettais chaque détail de ses murs, chaque souffle de ses jardins pour les traduire en prose ou en mouvement.
Il se dresse devant moi.
Je ne suis pas impressionnée par ses formes mais je me souviens de la première fois. J’étais restée éberluée devant tant de… pierres… de verticalité… d’époques superposées…
Ce château a été peint par Braque et oui, il y a du cubisme dans les coutures apparentes de son architecture. Pourtant cette dissymétrie lui donne prestance et séduction.
J’aime la manière dont il m’invite à lever la tête vers le ciel pour surprendre une nuée de pigeons qui s’évadent du donjon et plongent vers la Seine.
Je vais habiter dans le château. Je vais vivre pendant plusieurs mois dans un studio niché au grenier dans les anciennes écuries.
Je me tiens face à l’immense bâtisse vigilante. La magie opère : ses ailes s’ouvrent, m’embrassent. Je sens ma cage thoracique s’ouvrir dans une inspiration si large que je me demande comment je peux contenir tant d’air.
Une tempête a été annoncée. La première rafale de vent me pousse dans le bâtiment.
Je ne suis pas inquiète quand la nuit tombe et que la pleine lune dessine de larges ombres dans la cour vide des écuries. J’aspire à ce vide. J’inspire ce ciel qui me recouvre de froid.
Le château pourrait aisément m’envoûter et me détourner de mon but, alors je l’apprivoise, je lui dis des mots tendres :
« Mon Beau, tu ne seras pas le héros de mon récit. Cette fois, je ne me dédierai pas à tes sortilèges.
Mais je te demande assistance. Je poursuis un chasseur qui sait bien se cacher : je piste un tigre. Pendant des semaines j’ai suivi ses traces dans les forêts du Kerala. Dorénavant c’est en moi que je l’épie. Sois mon allié. Sois mon affût. A l’abri de tes pierres, je pourrais aller à sa rencontre. »
Le lendemain, au petit matin, je grimpe à flanc de coteau en direction du donjon. Le sentier de l’ancien Jardin anglais est glissant. Des siècles d’abandon ont rendu le Jardin à un état de nature. Dans ce bois, la récente tempête a fait des dégâts : elle a couché, sectionné, dilapidé, emmêlé.
Un arbre est à vif. Son écorce a été arrachée.
Ces écorchures me troublent. Elles ressemblent à des griffures.
Serait-ce un point de départ ?