Valérie Rouzeau éphémérides
Valérie Rouzeau a inventé une nouvelle forme, le journal composite, de proses et de poèmes, en dates ordonnées et désordonnées. Il y a eu des journaux de voyage, à la Bashô, prose pour les étapes, poèmes pour les visions, il y a le journal de voyages de Valérie Rouzeau : poète professionnelle c’est en toutes saisons sur la route, chemin de fer plutôt, à aller en classes, en résidences, en festivals, librairies, etc. Condition précaire, séjours de bonne ou mauvaise fortune.
L’ordre chronologique va du 11 mai au 29 décembre 2019. S’y intercalent, dans le désordre des souvenirs et des associations d’idées, retrouvailles d’amis, de poèmes, de proses, compris dans leurs circonstances. Aller d’une date à l’autre va de soi comme le sont les pensées et les souvenirs à l’instant même, et ça se lit emerveilleusement plusieurs fois.
Ce qui fait tenir le coup, pour une part fait voyager, ce sont les amitiés. De poète à peintre, une grande lettre à Jean-Gilles Badaire, en fin un poème presque régulier : huit vers de huit syllabes. De traductrice à poète, Susan Wicks la traduit, en octobre 2015 nous sommes à Cork, en Irlande, puis à Aldeburgh, dans le Suffolk. De poète à poète, Christian Bachelin lui a confié son œuvre, elle nous donne une version légèrement corrigée de sa préface à Neige exterminatrice, dont Susan Wicks a traduit le poème inaugural – nous en lisons les deux versions, française et anglaise ; « retour d’ascenseur je ne sais pas faire, je n’ai toujours pas traduit Susan Wicks à qui je dois tant ! ». De chercheuse en littérature à poète, Séverine Abiker l’invite à l’université Champollion, à Albi, nous lisons d’abord la chaleureuse lettre d’excuse, finalement quand même elle y va, première tentative, le train ne dépasse pas Vierzon, trois mois plus tard, belle rencontre, étudiants écoutant et questionnant, le lendemain train, « onze heures pour rentrer au bercail ! ». De poète à poète, avec John Giorno, souvenir de train, 13 octobre 2005, erreur, il est trop tôt, ils sont seuls, arrivée dans un centre d’entretien du matériel ferroviaire... un cheminot les ramène gare de l’Est en locomotive, « mouvie » : « Bien calés entre sacs pare-brise et conducteur mirovolant / Zyeutons la beauté défiler sur les rails et sous le ciel clair / Octobre platanes ifs peupliers rouge orange vert rouge orange vert / à nous Paris Tinqueux la lune merveille pitre trip carpe diem / Let’s size the day incognito chemin de fer quelle grande échelle / jusqu’aux dieux éteints lieux communs bien rallumés hi risque Giorno ». D’une date à l’autre voici Antoine Emaz, Tomaž Å alamun, Daniel Biga dont elle présente Octobre, « ou le journal d’une mise à nu »… Et d’un seul coup, au 9 mars 2008, huit pages de citations, Guillaume Apollinaire, Ariane Dreyfus, Pouchkine, Yves Martin, Patrick Laupin, Dylan Thomas, Jean-Paul Klée…
Valérie Rouzeau donne, donne, donne. Elle donne des poèmes venus dans l’instant, le 15 mai 2019 une note de droits d’auteur à n’y rien comprendre, AGESSA, URSSAF, angoisses, rêve de mort : un quintil ; à la suite, bond au 18 novembre 2017, un poème écrit à la volée sur une photo de Robert Doisneau, « Les amoureux aux poireaux » : « Je ne veux ni baisers ni poireaux ni jonquilles / (…) Je ne veux pas non plus (…) / Ménager la chèvre et le chou / (…) ».
On pourrait lire cette éphéméride comme un traité de poésie qui n’en n’est pas un : il ne comprend ni règles ni trucs, des poèmes surgissent de partout et l’on saisit dans quels tourbillons.
13 mai 2019, elle donne quatorze poèmes aux abeilles d’Emily Dickinson : (8) « Quand les Roses seront finies, Monsieur, / Que les Violettes auront passé – / Les Bourdons solennellement / Volé par-delà le Soleil – / (...) ».
Elle nous donne des poèmes publiés d’abord en livres d’artistes ou en plaquettes ou d’éditions épuisées. Noël 2019, un de ses chefs d’œuvre, Une foule en terre foulée, une suite de poèmes écrits à la demande d’Antoine Gallien, éditions Travioles, sur des dessins doux et puissants de Michel Nedjar.
En voici trois quintils parmi dix :
(…)
Le bœuf l’oiseau entiers avec leur chant nous remplissent de silence inconnu de vie lente
Nous mangeons notre part d’espoir et de néant et nous nous entendons autant que nous pouvons
Nous nous accompagnons dans la peur qui mugit et nous siffle son air
Autant que nous voulons que nous ne savons pas ni ne comprenons nous
Une bête élevée alimente nos parolesSommes de terre nourrie de chair pourrie de sang de lait d’excrément de bile jaune et noire
Ciel total de jamais plus cumulés de toujours
Les uns les autres nous avons cru nous sommes multipliés
Innombrables depuis le temps sans bornes nous faisons masse
Sommes d’amour toutes nues tuesDébitée puis mangée la chèvre d’âge tendre
Perdue puis retrouvée après d’ombreuses années d’un seul tenant intacte en la mémoire de l’homme
Voilà du cœur au ventre un amour tout craché
Sentiment rassemblé d’amitié toute chère
Émotion pure qui a passé dans le sang et dure
(…)
Cette éphéméride de l’année 2019 et des dates entraînées par elle se termine par un appel au secours : « Nevers, 29 décembre 2019 / Quatre nuits consécutives sans dormir. (…) Je ne gagne plus ma vie, comme tant d’autres. Quand mes trains sont supprimés je ne m’en prends pas aux cheminots mais au banquier président qui vend le pays et méprise le peuple. (…) Il me faudra trouver un revenu alimentaire minimum et si je traverse la rue, ce sera à l’école maternelle de l’Oratoire, publique, comme son nom ne l’indique pas. Essayer, pour voir ? ».
Valérie Rouzeau : Éphéméride (le temps passe et fait mes rides), La Table ronde, 2020.