Vivante vitrine
Sur une surface de verre, du vivant avait pris le parti de s’établir.
Comme les premiers lichens sur les roches mégalithes du Dévonien, la vie pionnière poursuivait ici son œuvre. Depuis plus de 3000 millions d’années, voilà comment tout se passe : en s’appuyant sur les milieux abiotiques, des formes de vie — toujours plus diverses et complexes — se déploient dans des lieux toujours plus éloignés des rivages originels. On parle en biologie de colonisation, mais dans un sens bien différent de celui qui lui est donné dans l’histoire humaine. Car cette colonisation-là est un enrichissement permanent des écosystèmes — et non pas une destruction systématique de la diversité des natures-cultures.
Des volutes de spores portées par la brise. Des symbioses improbables — le lichen, un champignon et une algue. Des millions d’espèces invertébrées qui rampent, volent et nagent. Le vivant, depuis des milliers de millénaires, étend ses ramifications de proche en proche.
Et là, sur une surface de verre, du vivant avait pris le parti de s’établir.
Une vitrine de librairie du nord de Paris qui s’était avérée hospitalière. Derrière la paroi de verre, toute une série de livres sur les non-humains : singe, poulpe, microbes et perroquet, plantes vertes et dinosaures — involontaire invitation à venir coloniser. Les ouvrages avaient été disposés là en vue de se vendre, mais un virus venu d’Asie avait renvoyé tous les humains dans leurs pénates. Les livres étaient restés là pendant deux mois, sans qu’aucun humain les touche. Le vivant, fidèle à ses habitudes, en avait profité.
Tout comme les roses trémières avaient percé l’interstice entre les murs et les trottoirs, tout comme les rejets vert tendre au pied des arbres pris dans le béton, d’étonnantes formes de vie se retrouvaient maintenant sur la vitrine de la librairie. Un nouveau peuplement de vivants fantastiques.
Mais était-ce vraiment du vivant ? Plus d’un humain, en ressortant de sa tanière, s’était posé la question.
Il était indéniable que quelque chose s’était passé. Que des formes jusque-là inconnues du quartier avaient pris place sur cette devanture. Et que tout cela ressemblait étrangement à de la magie.
La question, du reste, n’était pas si impertinente. Car qui peut dire, assurément, jusqu’où va le vivant. Lui qui toujours nous surprend. Lui qui a cette incroyable faculté de revenir là où on le pensait disparu. Résurgences. Reprises. Recommencements.
La langue française, pour qualifier la peinture d’éléments inanimés, parle de nature morte. Et si le terme de « nature » déjà pose problème (car il met à distance des réalités multiples à l’intérieur desquelles nous sommes tous et toutes prises), l’adjectif morbide qui s’y accole ouvre un imaginaire probablement néfaste. D’ailleurs, les Allemands disent Stillleben et les Anglais still-life — soit l’extrême inverse de nous. Cette vie silencieuse (ou vie immobile) rend bien plus grâce aux sujets peints que l’expression française.
Et puis surtout, still-life, c’est « encore la vie », « la vie qui continue ». Et dans cet élan indestructible, le langage et l’art semblent pouvoir donner sa pleine reconnaissance aux puissances et potentialités du vivant, qui toujours nous précède, nous survit et nous excède.
• Retrouvez ici plus de détails sur la thématique "Les non-humains sont la vie à 99%" au Rideau rouge.