[14] Venant d’Aix-en-Provence c’est-à-dire de Cézanne…

Bibliographie de cet article : Vie du marquis de Sade, Gilbert Lely (Jean-Jacques Pauvert aux éditions Garnier, 1982).
Marquis de Sade, Lettres à sa femme, choix, préface et notes de Marc Buffat (Actes Sud, collection Babel, 1997).
D.-A.-F. de Sade, Lettres inédites et documents, correspondance publiée avec introduction, biographies et notes par Jean-Louis Debauve, préface et chronologie d’Annie Le Brun (Ramsay/Jean-Jacques Pauvert, 1990).
Tome 1 des Œuvres complètes du marquis de Sade éditées par Annie Le Brun et Jean-Jacques Pauvert (Pauvert, 1986).
Bibliothèque Sade : Papiers de famille, tome 1. Le Règne du père (1721-1760), sous la direction de Maurice Lever (Fayard, 1993).

Sainte-Victoire. Cézanne, 1990, catalogue d’exposition (Musée Granet, Aix-en-Provence/Réunion des musées nationaux, 1990).
Baselitz sculpteur, catalogue d’exposition (Paris musées, 2011).


 

« A-t-on débarrassé le parc des pierres, il le faudrait.
La nouvelle plantation a-t-elle réussi ? J’aurais voulu le savoir. L’objet du parc est de tenir toujours les allées en état, et de faire exactement les remplacements d’arbres morts, pour que tout soit égal et de même taille autant qu’il se pourra. Les petites charmilles de noisetier etc. ont aussi le plus grand besoin d’être refournies quand elles manquent ; il y aurait un objet essentiel qui serait le crépissage du mur de l’allée des cyprès si la vigne adossée contre grossit ; elle jettera le mur à terre, et le fruit ne sera jamais conservé, tant que le mur ne sera pas crépi, des bêtes se nichent dans les trous et dévorent tout. Les toits et couverts du château demandent aussi un soin extrême… » (lettre de Sade à Gaufridy, notaire chargé de l’administration de ses biens, sans lieu ni date, 1778 ou 1779 d’après Jean-Louis Debauve).

Venant d’Aix-en-Provence c’est-à-dire de Cézanne, on reconnaît la montagne Sainte-Victoire. Sade l’avait sous les yeux quand il se rendait à Apt, La Coste est à proximité. Certain jour d’été 1778, il grimpe vers le sommet, parcourt la crête, observe les lointains. Nul ne sait qu’il est là. Il met pied à terre, attache son cheval à un pin ou un chêne vert, s’adosse à une pierre brûlante, s’ensommeille lourdement. Rêve-t-il ? Je lui prête le rêve que j’ai fait la nuit précédente : une étendue d’eau couverte d’oiseaux automates qui ressemblent à des cygnes, des nénuphars blancs qui filent entre deux rives éclairées par des chandeliers, un piétinement confus, une barque vide qui remonte à contre-courant… Il rouvre les yeux. Le ciel bascule, il repart au château. Ce sera sa dernière chevauchée avant longtemps. 1814 : mort de Sade à l’hospice de Charenton. La Sainte-Victoire aura peut-être été l’image de la fin, celle où l’existence l’aura quitté. Toponyme et montagne demeurent en attente d’un regard qui les mettra en écho. 1839 : naissance de Paul Cézanne. Sa palette va disposer les bleus, les blancs et les verts du paysage. Sade et Cézanne avancent dans notre direction.

Poussière des chemins, noirceur du macadam. Quelques noms flottent dans la brume de chaleur : Vaucluse, petit Luberon, plaine du Calavon, cours de la Durance, mont Ventoux ; Lourmarin, Bonnieux. La départementale 973 mène à La Coste, on voit le château de loin. De près, masqué par les cèdres il se dérobe.

Août 2012. Village écrasé de soleil. Parking, église, office du tourisme avec bibliothèque et livres à vendre d’occasion. J’en cherche un sur Sade ou sur la région. Affichage municipal : marché potier, expositions, festivals, concerts en plein air. Des flèches indiquent le château. Ruelles pavées de galets sur quoi devaient glisser les sabots ferrés des chevaux. Maisons restaurées, récupération commerciale et culturelle, murs de pierres sèches, portail de la Garde, grilles vers des jardins privés. Mûriers, figuiers, vigne vierge.

Le château est bâti sur le roc. Ouvert au public du 1er juin au 30 septembre, de 11 heures à 18 heures, il appartient aujourd’hui à un couturier dont le nom relègue en petits caractères celui de Sade qu’il espère ainsi inféoder. Il en coûte dix euros. Cour principale, seuil du bâtiment d’habitation. On la traverse, on entre. Sols refaits, angles droits, pierres plates. Collection d’objets d’art hétéroclite. On déambule dans le décor, on monte à l’étage. On aperçoit la plaine découpée par les fenêtres fermées. On redescend. On aurait aimé qu’il y ait une atmosphère, un tremblement. J’imagine Sade visiteur anonyme errant de pièce en pièce, ne reconnaissant rien, ne sachant plus comment se rendre dans sa chambre ni dans la chambre de Mme de Sade. Il balance entre dédain et ironie, c’est nous qui sommes des revenants.

Entre les murailles éboulées et les escaliers coupés net, décrochements abrupts, terrasses sectionnées, ouvertures donnant sur le vide, portes murées, réfections disparates, puits bouché, les ruines ont appris à ne pas résister au temps. Elles s’y coulent, s’y abandonnent. Ce que les siècles ont emporté les configure, préserve les traces d’un passé contre quoi la rénovation s’efforce en vain de lutter.

Selon l’Inventaire des meubles et effets du château de La Coste fait le 4 novembre 1778 et jours suivants, découvert par Gilbert Lely en 1949 [1], il y avait quarante-quatre locaux dont un grand vestibule, une salle à manger et une salle de compagnie, des chambres d’été ou d’hiver, plusieurs cabinets dont un cabinet des archives tendu d’une tapisserie indienne au fond rouge, des boudoirs, des corridors, une chapelle et sa tribune, une salle de théâtre et son foyer, une cuisine, une écurie et une chambre pour le garde dans la cour. La chambre de Sade était tendue d’une toile demi-perse à fond blanc avec des personnages, la chambre de la marquise de moire blanche.

En vue de son mariage avec Renée-Pélagie de Montreuil, le comte de Sade avait accordé à son fils aîné la nue-propriété des terres et seigneuries de La Coste, Mazan, Saumane et du Mas de Cabanes d’un revenu annuel de 18.000 à 20.000 livres, le donateur se réservant la faculté de disposer de 30.000 livres sur les biens sus-énoncés (clause 2). Le contrat entre les deux parties avait été signé le 15 mai 1763 dans l’hôtel parisien du président de Montreuil le beau-père, rue Neuve-du-Luxembourg, le mariage célébré deux jours plus tard en l’église Saint-Roch.

Un corridor couvert de cartes géographiques et historiques – carte de la Provence, plan de Paris divisé en seize quartiers, théâtre de la guerre en Allemagne, Armorial général de Provence… - conduisait au cabinet de travail et de lecture où Sade avait sa bibliothèque, « ladite bibliothèque est garnie d’armoires tout autour, et lesdites armoires sont doublées d’une toile lustrée verte, lesquelles sont garnies de leurs rayons. Dans deux desdites armoires sont des livres, dont le catalogue se trouve dans l’une d’icelles. Un bureau à quatre tiroirs dont Monsieur emporte la clef. Un fauteuil avec un coussin de peau blanche garni de plumes », d’après un inventaire du 12 avril 1767.

Qu’a-t-il écrit sur ce bureau encombré de la correspondance de son père qu’il relit, annote, classe ? Est-ce là qu’il a rédigé le discours prononcé le 26 juin 1764 devant le parlement de Dijon qui le recevait lieutenant général pour le roi aux provinces de Bresse, Bugey, Valromey et Gex :

Avec quelle satisfaction, messieurs, je vois paraître aujourd’hui le plus jour de ma vie : pourrai-je regarder avec un autre sentiment celui qui semble m’agréger en votre respectable assemblée ? Rappellerai-je tous ces arrêts dictés par la Sagesse et la Justice, tous ces règlements éclairés qui font le repos, le bonheur, la félicité des citoyens et l’honneur de votre auguste assemblée ? […]

Est-ce là aussi, face aux chaumes et aux oliviers, qu’il a composé les couplets de la chanson dédiée à une Mademoiselle de L. :

Quelquefois je crois l’entendre,
Mon cœur vole sous ses lois :
Hélas, peut-on se défendre
Du son flatteur de sa voix ?
Dieu d’amour, en traits de flamme
Grave à tel point ton ardeur,
Que l’on ne trouve en mon âme
Que son portrait et son cœur.

Il lève les yeux vers la fenêtre ouverte. Dehors les bleus du soir, les feuillages qui annoncent l’automne, des odeurs de brûlis, des charrettes lentes, des cris d’animaux domestiques, des bruits d’outils et de travail, des silhouettes indistinctes, une voix de femme qui appelle dans le parc - tout cela fondu dans les ocres doux et les gris pâle.

Il reprend sa lecture des Lettres d’une Péruvienne, roman par lettres de Mme de Grafigny paru sous anonymat en 1767 :

À la fin d’un beau jour, le ciel présente des images dont la pompe et la magnificence surpassent de beaucoup celles de la terre.
D’un côté, des nuées transparentes assemblées autour du soleil couchant, offrent à nos yeux des montagnes d’ombres et de lumières, dont le majestueux désordre attire notre admiration jusqu’à l’oubli de nous-mêmes ; de l’autre, un astre moins brillant s’élève, reçoit et répand une lumière moins vive sur les objets, qui, perdant leur activité par l’absence du soleil, ne frappent plus nos sens que d’une manière douce, paisible et parfaitement harmonique, avec le silence qui règne sur la terre. Alors, revenant à nous-mêmes, un calme délicieux pénètre dans notre âme, nous jouissons de l’univers comme le possédant seuls ; nous n’y voyons rien qui ne nous appartienne ; une sérénité douce nous conduit à des réflexions agréables ; et si quelques regrets viennent les troubler, ils ne naissent que de la nécessité de s’arracher à cette douce rêverie pour nous renfermer dans les folles prisons que les hommes se sont faites, et que toute leur industrie ne pourra jamais rendre que méprisables, en les comparant aux ouvrages de la nature.

C’est dans la bibliothèque familiale que la passion de lire lui est venue, ouvrages d’histoire, manuels de droit, traités de guerre, d’agriculture, de religion, romans, chaque génération logeant ici ses goûts et ses intérêts. Il s’explique mal les raisons de ce plaisir, il en veut encore à la lecture de lui soustraire le temps qu’il consacrait auparavant à boire, jouer, galoper dans les collines, faire l’amour, rêver éveillé. Il referme le livre, descend dans le parc.

Le 26 août 1778, neuf jours après son évasion de Valence, Sade est arrêté à La Coste par l’inspecteur Louis Marais et une brigade de dix hommes dépêchée de Salon-de-Provence. Le jugement qui le condamnait à mort a été cassé par le parlement d’Aix mais la lettre de cachet émise par le pouvoir royal à la demande de la présidente de Montreuil n’a pas été abolie.

« Le 19 août, j’étais très tranquille à me promener au parc avec le curé et Milli Rousset, sur le soir, lorsque nous entendîmes marcher dans le petit bois avec un air d’agitation qui me causa une vive frayeur. Je demandai plusieurs fois qui c’était ; on ne voulut pas me répondre. Je fus au-devant et je vis Sambuc le garde, l’aîné, la tête un peu prise de vin, qui me dit, avec un grand air de trouble et d’effroi, de m’esquiver fort promptement, parce que le cabaret commençait à se remplir de gens à figures fort suspectes. Milli Rousset descendit pour approfondir, et revint au bout d’une heure, parfaitement trompée aux discours de deux espions chargés de faire les approches, m’assurer qu’elle parierait sa vie que ces gens étaient effectivement ce qu’ils disaient, c‘est-à-dire des marchands de soie, et qu’il n’y avait absolument rien à craindre. Tu ne t’y serais pas trompée, toi, car l’un était de la bande qui m’arrêta à Paris chez toi [2]. Je n’avais donc pas tant de tort de te désirer auprès de moi. Il ne m’est jamais rien arrivé à La Coste avec toi. […] Le lendemain, on me presse de regagner mon asile. Je m’obstine à rester. Vos lettres du 25 arrivent. Ma sécurité augmente, et, le 26, à quatre heures du matin, Gothon [3] nue et tout affairée se jette dans ma chambre (c’était celle d’été) en criant : ‘‘Sauvez-vous !…’’ Quel réveil ! Je m’en évade en chemise où je peux, et, montant machinalement vers un corridor qui n‘était nullement préparé, malgré les ordres que j’en avais donnés, n’y trouvant aucune ressource, je me jette dans la chambre de Marchais, qu’on a depuis appelée la chambre de Brun. Je m’enferme ; une minute après j’entends des bruits si affreux dans l’escalier que je crus un moment que c’étaient des voleurs qui venaient pour m’égorger. On criait : ‘‘Au meurtre ! au feu ! au voleur !’’ et en une minute la porte est enfoncée et je suis saisi par dix hommes à la fois, dont les uns me présentaient la pointe de l’épée sur le corps et les autres le bout du pistolet sur le visage » (lettre à Mme de Sade écrite entre le 7 et le 28 septembre 1778).

Il est reconduit au donjon de Vincennes. Dans sa correspondance, ses carnets de travail, ses plans, ses projets, ses lectures, ses rêves, on voit dès lors la révolte de Sade se frayer un passage à travers taillis et broussailles de la pensée jusqu’au vaste terre-plein lumineux du roman.

Sade retournera à La Coste en compagnie de Marie-Constance Quesnet en 1797 afin de régler ses dernières affaires. Le château ne lui appartient plus. À court d’argent, il l’a vendu à Joseph-Stanislas Rovère représentant du peuple. Il en était absent lors du pillage de 1792. Traversant le village, il reconnaît une pierre inscrite, un linteau de porte, un meuble. Il les revoit là où ils étaient dans le château. Il détourne le regard, se demande ce que sont devenues la bibliothèque, les cartes, se tait.

La tête semble posée sur son cou. Les yeux, le nez, la bouche sont soulignés en rouge à la tempera. Ils ne coïncident pas avec les yeux, le nez, la bouche taillés à la hache dans le bois de tilleul. La sculpture de Baselitz mesure cent trente-quatre centimètres de hauteur, elle date de 1993. J’ai découpé son image dans un magazine. Avant de quitter le château je la roule serré dans la paume de ma main et la glisse entre deux pierres.

23 septembre 2012
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[1Lire « La galerie du marquis de Sade au château de La Coste », article de François Champarnaud paru dans le numéro 21 [1989] de la revue Dix-huitième siècle consacré à « Montesquieu et la Révolution » (PUF).

[2En 1777, le marquis avait été arrêté à l’hôtel du Danemark, rue Jacob, où séjournait Mme de Sade.

[3Une servante travaillant de longue date au château.