[30] « le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir » 2
Ajout bibliographique :
« La tolérance en amour : de Sade à Fourier » , un article de Michel Delon.
Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècles), de Pascal Brioist, Hervé Drevillon et Pierre Serna (Champ Vallon, collection Époques, 2008). En conclusion de « La défaite des mots », chapitre I de la Quatrième partie : « Sade, Juliette et l’épée dans tous les sens » (pages 422 à 426), les auteurs analysent la contradiction portée au jour par les personnages de l’Histoire de Juliette entre la défense de la guerre comme devoir et l’interdiction des duels (depuis 1626).
Juliette se dirige vers Florence accompagnée de Sbrigani, garde du corps et amant à tout faire, rencontré dans une maison de jeu à Turin. Ils font halte à Pietra Mala, Pierre maudite, afin de voir les volcans des Apennins, « irrégularités de la nature » dont Juliette, libertine maintenant confirmée depuis qu’elle est arrivée en Italie, souhaite s’imprégner.
La terre prise dans le milieu du foyer est cuite, consumée et noire ; celle du voisinage est comme de la glaise, et de la même odeur que le volcan. La flamme qui sort du foyer est extrêmement ardente, elle brûle et consume à l’instant toutes les matières qu’on y jette, sa couleur est violette comme celle qui s’exhale de l’esprit-de-vin.
Une voix terrible se fait entendre [1], celle de Minski, « haut de sept pieds trois pouces [2], aux moustaches énormes retroussées sur un visage aussi brun qu’effrayant, [qui] nous fit croire un moment que nous parlions au Prince des ténèbres ». Présentations faites, il les invite à le suivre jusqu’à son château. Au terme de sept heures de marche dans la montagne, les voilà sur la berge d’un étang d’où une barque noire les transporte vers l’île qu’on aperçoit au milieu [3]. Un sombre château, de hautes murailles dont le sommet se perd dans le ciel, une porte en fer, des fossés… Après que Minski a déplacé une lourde pierre que lui seul est capable de soulever, un escalier tortueux les conduit vers les entrailles de la terre. Dans une première salle, au mobilier entièrement fabriqué à partir d’os humains, il leur raconte son histoire : « né libertin, impie, débauché, sanguinaire et féroce », il a parcouru le monde. Il a été « condamné à être brûlé en Espagne, rompu en France, pendu en Angleterre, et massolé [4] en Italie » mais ses richesses l’ont protégé de la mise à exécution de tout châtiment. Puis Minski leur fait traverser son sérail d’enfants, adolescents et jeunes femmes qui fournissent la chair humaine dont il se nourrit. La visite du château continue. Juliette et Sbrigani ne sont pas au bout de leurs surprises : après le mobilier en os, le mobilier vivant !
— Les meubles que vous voyez ici, nous dit notre hôte, sont vivants : tous vont marcher au moindre signe.
Minski fait ce signe, et la table s’avance ; elle était dans un coin de la salle, elle vient se placer au milieu ; cinq fauteuils [5] se rangent également autour ; deux lustres descendent du plafond et planent au milieu de la table.
— Cette mécanique est simple, dit le géant, en nous faisant observer de près la composition de ces meubles. Vous voyez que cette table, ces lustres, ces fauteuils, ne sont composés que de groupes de filles artistement arrangés […].
Le lendemain, Minski leur ouvre son cabinet privé, aux murs peints de fresques luxurieuses, où va se dérouler le sacrifice de seize jeunes filles et celui d’Augustine que Juliette, en dépit de l’affection qu’elle lui porte, ne peut empêcher. Bien qu’il ne cesse de l’assurer de son amitié, Juliette commence à s’inquiéter. Et que pensez-vous de la vertu d’hospitalité ? demande-t-elle. Il en pense pis que pendre, comme de la bienfaisance et de la reconnaissance, seule l’ingratitude trouve grâce à ses yeux. Visite d’une nouvelle salle où sont enfermées deux cents femmes que Minski balance dans une cour « remplie d’ours, de lions, de léopards et de tigres » dès qu’elles tombent malades et se révèlent impropres à la luxure et à la consommation. À son tour, Zéphyr est sacrifié. La tension monte. Minski leur offre deux jeunes filles en compensation du meurtre de leurs deux serviteurs. Juliette se concerte avec Sbrigani : peut-on faire plus longtemps confiance à Minski ? n’a-t-il pas déjà programmé leur assassinat ? le moment n’est-il pas venu de mettre en œuvre l’ingratitude dont il fait vertu ? La situation renverse la place de Juliette dans le dispositif criminel puisque c’est maintenant à elle d’occuper la position de victime (potentielle). Elle se refuse pourtant à tuer Minski : ce n’est pas à elle d’appliquer la loi contre le meurtre promulguée par la société. Elle s’en tient donc à endormir le géant avec un poison (acheté autrefois à la Durand) qu’elle verse dans son chocolat… il tombe comme une souche. On le croirait mort - c’est ce que croit l’intendant qui leur remet les clés du château et leur offre de prendre la place de son maître. Mais Juliette et Sbrigani savent ce qu’il en est ! Vite, avant que Minski se réveille, ils s’emparent de ses richesses et filent jusqu’à Florence sans se retourner, emmenant les deux jeunes Françaises Élise et Raimonde qui vont remplacer Zéphyr et Augustine. Ce rocambolesque épisode, aux images de toute beauté, reste sans suite narrative. À la différence de la Durand, Minski ne réapparaît pas dans le roman, sa silhouette d’ogre s’efface avec le château dont on s’éloigne.
La notion d’« extension » prônée par Mme de Clairwil à propos du libertinage (« ne conçois jamais un crime sans l’étendre », dit-elle à Juliette) est à l’œuvre dans la façon dont Sade construit ses romans en intégrant des éléments de genres romanesques particuliers : roman noir et conte de fées dans Justine et dans Juliette (épisodes de la Durand, de Minski) ; roman d’aventure dans Aline et Valcour (les deux récits de voyage de Léonore et de Sainville) ; dialogues de théâtre et discours politique dans La Philosophie dans le boudoir ; sans compter le savoir encyclopédique, historique et géographique, scientifique, politique, théologique présent dans tous. En fondant ces genres et ce savoir dans des situations, des discours, des déplacements, Sade élargit la surface de travail impartie au romanesque et occupée par le personnage. N’écartant aucun thème, il inclut également la société dont il est le contemporain [6]. C’est ainsi que Juliette s’exalte devant le pape Pie VI :
—Braschi, les peuples s’éclairent ; tous les tyrans périront bientôt, et les sceptres qu’ils tiennent, et les fers qu’ils imposent, tout se brisera devant les autels de la liberté, comme le cèdre ploie sous l’aquilon qui le ballotte. Il y a trop longtemps que le despotisme avilit leurs droits : il faut qu’ils les reprennent, il faut qu’une révolution générale embrase l’Europe entière, et que les hochets de la religion et du trône, ensevelis pour ne plus reparaître, laissent incessamment à leur place, et l’énergie des deux Brutus, et les vertus des deux Catons.
6. En arrière-plan, la révolution de 1789.
Comme dans Aline et Valcour, roman épistolaire, donc à la première personne, les interventions de l’auteur sont placées dans les notes de l’Histoire de Juliette, certaines ont trait à la situation sociale et politique de la France en cette fin du XVIIIe siècle [7]. En voici quelques-unes :
— Première partie, note 6 : « Il faut observer que les mémoires de Justine et ceux de sa sœur Juliette étaient écrits avant la Révolution », c’est exact du seul projet de départ, la nouvelle Les Infortunes de la vertu ; note 12 : « Il est évident que Juliette ne fait parler ici son orateur que des paysans de l’ancien régime : la misère pressait quelquefois ceux-là, mais ceux d’aujourd’hui, gonflés de luxe et d’insolence, ne peuvent plus servir pour l’exemple. (Note de l’éditeur.) [En réalité, note de l’auteur.] » ; note 13 : « L’égalité prescrite par la Révolution n’est que la vengeance du faible sur le fort : c’est ce qui se faisait autrefois en sens inverse ; mais cette réaction est juste, il faut que chacun ait son tour. Tout variera encore, parce que rien n’est stable dans la nature, et que les gouvernements dirigés par des hommes doivent être mobiles comme eux. (Note ajoutée.) »
— Deuxième partie, note 2 : « Les voilà, les voilà, ces monstres de l’ancien régime. Nous ne les avons pas promis beaux, mais vrais : nous tenons parole [8]. »
— Troisième partie, note 11 : « Comme il serait aisé de prouver que la révolution actuelle n’est l’ouvrage que des jésuites, et que les Orléanais-jacobins qui la fomentèrent n’étaient et ne sont encore que des descendants de Loyola. (Note ajoutée.) »
— Quatrième partie, note 22 : « Il est inouï que les Jacobins de la Révolution française aient voulu culbuter les autels d’un Dieu qui parlait absolument leur langage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est que ceux qui détestent et veulent détruire les Jacobins, le fassent au nom d’un Dieu qui parle comme les Jacobins. Si ce n’est point là le nec plus ultra des extravagances humaines, je demande instamment qu’on me dise où il est. (Note ajoutée.) »
7. Des personnages aux noms prédestinés.
Dans la partie du roman qui se déroule en France :
le père Télème, en hommage à Rabelais
Mme Lacroix, intendante de l’archevêque de Lyon
Mondor le financier.
Dans l’entourage de Juliette :
Noirceuil /au noir seuil du libertinage
Saint-Fond /au fond infâme, par antinomie
Mme de Clairwil/à la volonté claire
le comte de Belmor/qui organise de belles morts à la Société des Amis du crime.
Durant le séjour en Italie :
Brisa-Testa le briseur de têtes
Sbrigani le brigand, à la syllabe commune
Minski l’ogre originaire de Moscovie, son nom en fait foi.
Sade met aussi en scène des personnages historiques :
le roi de Sardaigne Victor–Amédée III de Savoie (1726-1796) avec allusion à son épouse Marie-Antoinette d’Espagne (1729-1785)
le grand duc Léopold (1747-1792)
le cardinal de Bernis (1715-1794)
le pape Pie VI (1717-1799)
le roi Gustave III de Suède (1746-1792)
l’impératrice Catherine II de Russie (1729-1796).
Il en certifie la véracité dans une note qui mêle passé réel et fiction en cours : « Ceux qui me connaissent savent que j’ai parcouru l’Italie avec une très jolie femme [sa belle-sœur Anne-Prospère de Launay] ; que, par unique principe de philosophie lubrique, j’ai fait connaître cette femme au grand-duc de Toscane, au pape et à la Borghèse, au roi et à la reine de Naples ; ils doivent donc être persuadés que tout ce qui tient à la partie voluptueuse est exacte, que ce sont les mœurs bien constantes des personnages indiqués que j’ai peintes, et que s’ils avaient été témoins des scènes, ils ne les auraient pas dessinées plus sincèrement. Je saisis cette occasion d’assurer le lecteur qu’il en est de même de la partie des descriptions et des voyages : elle est de la plus extrême exactitude » (Quatrième partie, note 28).
8. Mme de Clairwil avait un frère.
Après avoir participé à quelques orgies blasphématoires dans Saint-Pierre-de-Rome avec le pape Pie VI et dérobé le trésor du Vatican, Juliette a jugé « prudent » de quitter la ville (non sans avoir placé ses fonds chez des banquiers de la ville). Elle part en berline en compagnie du fidèle Sbrigani et d’Élise et Raimonde ses femmes de chambre rescapées de chez Minski. Peu avant d’arriver à Naples, une troupe d’hommes armés les arrête, qui sont-ils ?, les cerne, qui êtes-vous ? Leur capitaine Brisa-Testa, explique le lieutenant Carle-Son, est « le plus fameux chef de brigands de toute l’Italie ». Avec plus de mille deux cents hommes sous ses ordres, il vole, rançonne, assassine les voyageurs entre les montagnes de Trente [9] et les fins fonds de la Calabre, son épouse se chargeant d’égorger elle-même les prisonniers. Sous bonne escorte, Juliette et ses compagnons sont conduits vers Gaëte. Le chemin est à pic, il faut abandonner la berline et poursuivre à pied. Arrivés au château, Sbrigani d’un côté, les trois femmes de l’autre, sont jetés dans des cachots. Première personne oblige, nous suivons les femmes : frayeur, incertitude de leur sort. Comme dans le château de Minski, la situation est renversée : à Juliette d’être en situation de danger. Ce n’est pourtant pas elle qui s’inquiète le plus, c’est Raimonde [10]. Juliette : « Ne crains rien, au surplus, nous sommes dans les mains du vice : un dieu nous protégera. » Et Raimonde : « Mais, madame, vis-à-vis de ces gens-ci, nous sommes la vertu, eux seuls représentent le vice ; donc ils nous écraseront. » Un geôlier leur apporte un plat de fèves. Elles l’interrogent sur la mort qu’on leur réserve. Elle sera plus douce que celle des hommes, les rassure-t-il, « Mme Brisa-Testa n’est sanguinaire qu’avec les hommes ». Plus tard il revient les chercher : on les attend dans la salle du conseil, c’est pour aujourd’hui…
Mme de Clairwil, qui était veuve, avait un frère avec qui elle s’était remariée. Ce frère c’est Brisa-Testa ; Mme Brisa-Testa c’est elle ! Retrouvailles des deux amies, embrassades. Repas magnifique qui met en verve ; petite séance d’échangisme entre bons et bonnes camarades. On décide de passer à sa suite « naturelle » : le meurtre. Justement, le lieutenant de Brisa-Testa vient d’intercepter une berline. On amène la prisonnière. Nouveau coup de théâtre : c’est la princesse Olympe Borghèse, l’amie romaine de Juliette. Re-embrassades, etc.
Le lendemain, Brisa-Testa accepte de raconter son histoire aux amis de son épouse et sœur Gabrielle (c’est de sa bouche que nous apprenons le prénom de Mme de Clairwil). Roman dans le roman, c’est l’histoire d’un mercenaire qui parcourt l’Europe du Nord, se mettant au service puis trahissant ou étant trahi par ceux qu’il sert, son unique dessein étant de s’enrichir. Grâce à Brisa-Testa, Sade peut dresser un inventaire des gouvernements de son époque, de la tyrannie à la monarchie éclairée, et distinguer le crime politique, avec intention de supprimer tel ou tel adversaire, du crime libertin où l’identité de la victime n’est pas essentielle. Révolutions, coups d’État, attentats, conjurations, Brisa-Testa (qui a pris le nom de son père, Borchamps) participe à toutes les formes d’agitation politique. À La Haye, Sophie de Prusse, épouse du stathouder des Provinces-Unies, dont il est devenu l’amant, requiert son aide afin d’organiser une révolution, tuer son époux et prendre sa place. Au dernier moment Borchamps renonce, refusant de devenir le bras armé du despotisme. Fuite, séjour privé à Londres avec ruine d’une famille, meurtre et mariage ; nouvelle fuite, arrivée à Stockholm où règne une grande effervescence : le parti sénatorial, dirigé par un certain Steno, veut renverser le roi Gustave III [11]. Steno entre en contact avec Borchamps, lui fait rencontrer les conjurés. Ensemble ils fomentent une nuit de terreur dans le but de montrer à la population que le roi est impuissant à la protéger, qu’une révolution est nécessaire. Un soir, ils se glissent dans les rues obscures. Ils détroussent et tuent tous ceux qu’il croise, sans distinction, et jettent leurs corps à la mer, envahissent les quartiers pauvres, incendient les maisons, se battent contre les patrouilles. Borchamps a compris que Steno n’aspire à monter sur le trône qu’afin d’instaurer la tyrannie de son propre parti. Il le dénonce auprès du roi qui, après lui avoir payé le prix élevé de sa trahison, le chasse du pays. Arrivée de Borchamps à Saint-Pétersbourg. L’impératrice Catherine, dont il devient l’amant, le complimente pour avoir soutenu Gustave de Suède. Elle veut monter sur le trône afin de rétablir le servage. Elle a déjà fait assassiner son époux, accepterait-il d’assassiner son fils ? Borchamps ayant échoué, Catherine confisque ses biens et l’exile en Sibérie. (Je résume.) Description d’un camp avant qu’il prenne, au XXe siècle, le nom de goulag : hutte où il vivra, nourriture qu’il recevra, travail qu’il devra effectuer, brimades et brutalités du commandant. Borchamps y reste prisonnier pendant dix ans avant de s’évader avec le Hongrois Tergowitz et le Polonais Voldomir. Épopée de trois petits hommes déguenillés, affamés, épuisés, fuyant la tyrannie à travers des déserts de glace puis de sable, vers la mer Caspienne, Astrakhan, Tiflis, tout cela ponctué des quelques méfaits indispensables à leur survie. L’aventure les mène jusqu’à Constantinople avant que Borchamps embarque pour Naples où, avec l’aide financière de Mme de Clairwil, il a acheté ce château.
Quelques jours plus tard, lorsque Juliette, Mme de Clairwil et Olympe Borghèse prennent la route pour Naples, Brisa-Testa décline leur invitation à les accompagner. « J’irai vous voir si je le puis », promet-il. S’effaçant de l’histoire de Juliette, il aura préféré rester dans son château d’où il peut contempler la mer.
9. Une échappée entre filles.
Pendant leur séjour à Naples, Juliette, Mme de Clairwil et la princesse Olympe Borghèse vont faire deux voyages dans les environs de la ville, à l’orient puis au levant.
En aucun endroit de l’Europe la nature n’est belle, n’est imposante, comme dans les environs de cette ville [raconte Juliette]. Ce n’est point cette beauté triste, uniforme des plaines de la Lombardie, laissant l’imagination dans un repos qui tient de la langueur : ici, partout, elle s’enflamme ; les désordres, les volcans de cette nature, toujours criminelle, plongent l’âme dans un trouble qui la rend capable des grandes actions et des passions tumultueuses. Ceci, c’est nous, dis-je à mes amies, et les gens vertueux ressemblent à ces tristes campagnes du Piémont dont l’uniformité nous désolait. En examinant bien cet étonnant pays, il semble qu’il n’ait été qu’un volcan autrefois ; à peine y voit-on un seul endroit qui ne porte l’emblème d’un bouleversement. Elle a donc quelquefois des torts, cette bizarre nature… Et l’on ne veut pas que nous l’imitions ? quelle injustice ! La solfatare que nous parcourûmes semble être la preuve de ce que je dis (Cinquième partie).
C’est une équipée entre filles qui ont décidé d’oublier les normes guindées du milieu aristocratique qu’elles fréquentent, de disposer librement de leurs corps, de se conduire en touristes insouciantes, parfois intrépides. Un premier voyage les mène, guidées par Raphaël qu’elles ont recruté sur place, vers Pouzzoles, Cumes, Baïa, les îles de Procida, d’Ischia et retour. Le second voyage les mène d’abord au château de Portici (où elles voient des peintures retrouvées de Herculanum [Ercolano] [12]) en compagnie du roi Ferdinand, puis elles continuent, sans lui et sans Raphaël - mais avec un discret cuisinier - vers Pompéi, prolongement jusqu’à Salerne et retour par la côte : Amalfi, île de Capri, Stabia.
La dernière discussion des voyageuses avait porté sur l’absurdité des duels. Lançant un appel aux femmes à interdire l’accès de leur chambre à tout duelliste, elles avaient fait l’éloge de la fuite et moqué la notion d’honneur selon la noblesse française dont elles avaient auparavant raillé le code de galanterie. (Quand Juliette se vante à plusieurs reprises, en Italie, d’être une femme française, c’est pour affirmer la liberté de sa pensée et de sa conduite.) L’alternance habituelle aux romans de Sade entre des situations en rupture de tonalité (généralement, discours et scènes sexuelles) se maintient au cours de ces deux voyages autour de Naples à la différence près que les discours sont remplacés par les descriptions de paysages naturels et de sites antiques [13]. Dans cette région propice à l’imagination, à quoi bon et à propos de quoi discourir ? Tout débat semble vain, toute parole immédiatement absorbée par la lumière. Voyageuses anonymes – si l’argent les particularise aux yeux de la population, leur rang y est indifférent -, elles n’ont rien à se prouver ni à prouver à quiconque, personne à convaincre. Et elles se connaissent depuis assez longtemps pour savoir qu’elles s’accordent en corps et en esprit comme « trois sœurs », ainsi que les désignait Brisa-Testa. Mieux vaut cueillir des fruits sur un oranger en s’abandonnant à la beauté de l’instant.
Sans itinéraire défini, elles vont là où leur curiosité les pousse. Elles visitent les temples de Sérapis, d’Apollon, de Pluton, de Minerve, de Pestum, déambulent dans le théâtre antique de Portici, se rendent sur les tombeaux d’Agrippine et de Faustine (seul cas où Olympe discourt contre le respect dû aux morts et à leurs dernières volontés, Juliette et Clairwil renchérissant). Elles évoquent ceux qui vivaient à cette époque, chefs politiques et tyrans dont elles apprécient les mœurs et la férocité : Caligula, Lucullus, Néron, Tibère ; écrivains qu’elles citent avec l’érudition de leur auteur : Suétone, Sénèque, Virgile, Pline l’Ancien, Cicéron.
[Raphaël] nous mène d’abord au temple de Sérapis, dont les magnifiques débris nous firent présumer que cet édifice avait été superbe. Nous parcourûmes les antiquités d’alentour, et partout nous vîmes des preuves non équivoques de la magnificence et du goût de ces peuples grec et romain qui, après avoir un moment illustré la terre, se sont évanouis, comme disparaîtront ceux qui la font trembler aujourd’hui.
Les restes d’un monument d’orgueil et de superstition se présentèrent ensuite à nos yeux. Trasile avait prédit à Caligula qu’il ne parviendrait à l’empire, qu’après avoir été de Baïes à Pouzzoles, sur un pont. L’empereur en fit construire un de bateaux, dans un espace de deux lieues, et il le traversa à la tête de son armée. C’était une folie sans doute, mais c’était celle d’un grand homme ; et les crimes de Caligula, qui feront époque dans l’histoire, prouvent à la fois, il faut en convenir, et l’homme le plus extraordinaire, et l’imagination la plus impétueuse.
De cet empire il ne reste que tombeaux et ruines, masures délabrées là où se dressaient palais et villas somptueuses, affadissement de la force d’âme et du courage physique, sotte ignorance, une misère généralisée - que ne compensent ni la simplicité ni la générosité des habitants. De l’Antiquité à l’époque où elles vivent, l’idée d’une décadence à l’œuvre selon un processus inéluctable est au cœur de leur lecture de l’histoire, cette lecture se formalisant à partir d’un moment déjà historique (non pas « naturel » ou « d’origine »). S’y mêle la visite de lieux à la tonalité plus sombre, telle la grotte de la Sybille qui indiqua à Énée « les routes ténébreuses de l’enfer ».
Les nuits leur sont occasion de se délasser des débauches solennelles, codifiées des puissants. Écartant les critères de jeunesse et de beauté établis à la cour du roi Ferdinand, elles choisissent leurs partenaires sexuels en fonction de leur seule force physique. Pendant leur premier périple ce seront des pêcheurs puis des lazzaroni [14] sélectionnés pour elles et recommandés par leur guide Raphaël. Elles les paient, ce qui pose le cadre d’un échange, puis s’attablent et s’enivrent avec eux avant de se livrer à des luxures collectives jamais poussées à leur terme, le meurtre de débauche, car elles se déplacent en pays « étranger » et ne se sentent pas tout à fait en sécurité. (Assez cependant pour commettre quelques assassinats « gratuits » quand les circonstances s’y prêtent.)
Le retour au grand jour et aux panoramas ensoleillés permet aux voyageuses de reprendre leur souffle, au lecteur de « se reposer », « cette variété amuse, elle est piquante », explique Juliette en narratrice perspicace. La double boucle hors du déroulement linéaire de la construction romanesque les conduit enfin à Salerne.
La folie de Salerne. Un roman mené à bon terme inclut son propre reflet dans le miroir d’un épisode particulier, au cours duquel il surprend une autre image de soi et où parfois, à reconnaître ses traits avec difficulté (peut-être à trop attendre de cette observation), tant de bougé obscur ou, au contraire, de claire précision le trouble. De l’épisode napolitain, l’échappée de Juliette, Mme de Clairwil et Olympe Borghèse constitue l’élément lumineux dont le point de tension culmine dans « la maison de force » de Vespoli.
Vespoli, issu d’une des plus grandes maisons du royaume de Naples, était autrefois premier aumônier de la Cour. Le roi dont il avait servi les plaisirs et dirigé la conscience, lui avait accordé l’administration despotique de la maison de correction où il était, et, le couvrant de sa puissance, il lui permettait de se livrer, là, à tout ce qui pourrait le mieux flatter les criminelles passions de ce libertin. C’est en raison des atrocités qu’il y exerçait que Ferdinand fut bien aise de nous envoyer chez lui.
Prolongement des scènes avec le pape Pie VI, c’est dans « une grande cour plantée de cyprès, dont le vert lugubre donnait à cette enceinte l’apparence d’un cimetière » que Juliette hisse le libertinage en tant que critique religieuse et sociale au degré ultime de la hiérarchie catholique : c’est avec « Dieu », avec « la Vierge », avec « Jésus-Christ » - comprendre : le fou qui se prend pour Dieu, la folle qui se prend pour la Vierge, le fou qui se prend pour Jésus-Christ – que se déroulent entre eux et les trois visiteuses, dans le plus grand désordre et la plus extrême violence, crimes et débauches. « Tout le paradis est dans cet enfer », dira Vespoli [15].
[1] Le chimiste Almani fait aussi entendre sa voix avant de se montrer à frère Jérôme dans La Nouvelle Justine, la scène se déroulant également au bord d’un volcan.
[2] Environ 2, 50 mètres. Assez grand en effet, quoique minuscule si on le compare aux 39 kilomètres de haut du Micromégas de Voltaire.
[4] De mazzolare et son dérivé mazzolata qui est défini comme colpo dato col mazzuolo o la mazzuola : « instrument avec lequel on frappait sur la tête les condamnés à mort (strumento col cui sicolpivano sul capo i condamnati a morte) ». Sade, écrivant l’italien à l’oreille, aura remplacé par deux s les deux z si fréquents en italien, ou peut-être une graphie disparue acceptait-elle alors les deux s. Je dois ces précisions à Moussia et Jean-Marie Barnaud, merci à eux.
[5] Le valet Zéphyr et la femme de chambre Augustine font partie de l’aventure.
[6] On l’a vu dans Les Cent Vingt Journées de Sodome à propos des passions : « passions documentées, passions imaginées ».
[7] Dans La Philosophie dans le boudoir, la Révolution intervient directement dans le déroulement narratif.
[8] C’est la problématique du « beau » et du « vrai » développée par Diderot dans la Préface-annexe à La Religieuse, « Question aux gens de lettres ».
[9] Ville du concile qui, au XVIe siècle, confirma la doctrine du péché originel.
[10] Un des rôles des femmes de chambre de Juliette est celui des « confidentes » dans les tragédies de Racine.
[11] Gustave III de Suède a régné de 1771 jusqu’à son assassinat par la noblesse. Verdi s’en est inspiré pour composer l’opéra Un bal masqué.
[12] C’est l’époque où des archéologues redécouvrent les villes de Pompéi et de Herculanum détruites par le Vésuve en 79.
[13] Reprises par Sade de son propre Voyage en Italie, alors inédit, mais dont il avait dû conserver le manuscrit. Voir Bibliographie.
[14] Des larrons ; les « gueux » de La Nouvelle Justine.
[15] On peut supposer que Sade, enfermé dans l’asile de Charenton-Saint-Maurice de 1801 à sa mort en 1814, se souviendra de ces pages sombres qu’il avait écrites quand il organisera des représentations théâtrales publiques à l’intention des visiteurs.