[8] « Addio carissima mia… »
Bibliographie de cet article : Marquis de Sade Lettres à sa femme, choix, préface et notes de Marc Buffat (Actes Sud, collection Babel, 1997). Cinquante lettres du marquis de Sade à sa femme établies et annotées par Jean-Christophe Abramovici et Patrick Graille, préface de Pierre Leroy, préface de Cécile Guilbert, quelques lettres en fac-similé et leur transcription avec orthographe d’origine et corrections (Flammarion, 2009).
Catherine Lanoë, « Images, masques et visages. Production et consommation des cosmétiques sous l’Ancien Régime », paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008/1 n° 55-1, pp. 7-27.
La détention du marquis au château de Vincennes devait accaparer beaucoup du temps et de l’énergie de Mme de Sade. Elle achète ou emprunte les ouvrages qu’il souhaite lire, annote et commente les manuscrits qu’il écrit, c’est elle aussi qui se procure et apporte au prisonnier de la cellule n° 6 les objets qu’il réclame avec insistance. Elle devait parfois se rendre en personne chez les fournisseurs, d’autres fois leur passer commande par lettre et se faire livrer par un coursier. Elle devait alors vérifier la conformité à réception, deviner ce que le marquis accepterait ou refuserait. Prenait-elle quelquefois des initiatives ? Les lettres de Sade n’en portent pas trace.
Formes, couleurs, textures, matières, Sade sait exactement ce qu’il veut, il le voit, il le perçoit physiquement. Il l’explique en détail, indique des tailles, des contenances, fait des recommandations, des comparaisons, suggère des adresses, rappelle des souvenirs précis. Il n’hésite pas à se répéter et menace de renvoyer ce qui ne correspondra pas à sa description. Ces listes minutieuses de mets sucrés ou salés, objets usuels, nécessaire de toilette, vêtements donnent une idée de ce qui constituait l’environnement quotidien d’un aristocrate à la fin du XVIIIe siècle. Elles composent également le tableau de ce dont Sade ressentait la privation particulière. Ces qualités d’observation et d’attention portée à la vie matérielle restent à l’œuvre dans ses romans, assises d’une imagination que n’entrave pas la mesure.
« Le biscuit de Savoie n’est pas un mot de ce que je demandais : 1° je le voulais glacé tout autour, dessus et dessous, de la même glace que celle des petits biscuits ; 2° je voulais qu’il fût au chocolat en dedans, et il n’y en a pas le plus léger soupçon ; ils l’ont bruni avec des jus d’herbes, mais il n’y a pas ce qu’on appelle le plus léger soupçon de chocolat. Au premier envoi je te prie de me le faire faire, et de tâcher que quelqu’un de confiance leur voie mettre le chocolat dedans. Il faut que les biscuits le sentent, comme si on mordait dans une tablette de chocolat. Au premier envoi donc : un biscuit comme je viens de te dire, 6 ordinaires, 6 glacés, et deux petits pots de beurre de Bretagne, mais bons et bien choisis. Je crois qu’il y a un magasin pour cela à Paris, comme celui de Provence pour l’huile » (lettre du 16 mai 1779).
Du transport des figues
« J’ai reçu, ma chère amie, non tes figues mais ta compote de figues. En me les envoyant de cette manière, tu as voulu étayer ton paradoxe de l’impossibilité de leur transport. Ce n’est point du tout ainsi qu’elles s’arrangent pour être envoyées, et de cette manière il ne faut pas s’étonner qu’elles se gâtent. 1° On ne les met jamais l’une sur l’autre, et 2° on les arrange dans de la mousse et on leur fait chacun leur petite niche bien recouverte de mousse » (lettre du 22 août 1779).
Liste du 30 août 1780
« Un catalogue de livres des plus complet tant en ouvrages anciens que modernes.
Un pot de pommade de moelle de bœuf [1] faite à l’huile de noisette.
Une livre de poudre… excitante.
Rouleau d’eau de Cologne de la plus forte, et un de lavande [2].
Demi-bouteille d’eau de fleur d’oranger de Malte, et demi-bouteille de liqueur à la même fleur.
Douze biscuits glacés, et une douzaine de gros et bons macarons.
Bougies de nuit, même espèce que les dernières.
Addio carissima mia. Amica sceilta per il mio cuore, per la felicita della mia vita, ti baccio le notiche, addio.
Fais expliquer cette phrase par d’Amblet [3], je t’en prie.
Ce 30 août [1780]. »
De la forme d’un plat
« Je renvoie aussi la terrine ; ce n’est point du tout cela que je veux, c’est un plat rond à cul plat et à bord très peu relevé, trois pouces au plus, et un couvercle très plat, absolument ressemblant au pain de fleur d’oranger que vous venez de m’envoyer, à l’exception d’un peu plus de grandeur et de profondeur. Les plats où l’on fait les cassoulets en Provence, si vous vous en souvenez, pourront également vous en donner une idée. Et observez surtout que le couvercle soit très plat ; il le faut dans un carton analogue à lui, uniquement fait pour le contenir. Point de plat sans carton et point de carton sans plat, ou sinon je renvoie encore » (lettre du 22 janvier 1781).
D’une redingote et d’un lit de camp
« J’attends la petite redingote en prune de monsieur verte [4], et culotte jaune, si vous voulez ; mais point de drap ; je ne veux de drap à quoi ; envoyez-moi tout d’été. L’autre surtout sera bien en la couleur dont vous m’avez envoyé l’échantillon. Joignez-y une veste et culotte de quelque chose de plus joli que l’autre, et surtout point de drap ; que le surtout soit en camelot [5]. J’ai besoin de linge neuf absolument et n’en ai aucun de vieux à vous envoyer. Dites à vos laquais de faire raccommoder leurs vieilles chemises ; moi je donne les miennes dès qu’elles sont usées.
[…] Vous m’obligerez de mettre les Mercure dans la vache [6], et plus encore d’y joindre un lit de camp, rien que le bois, et les poches de tête et de pied en simple coutil. Je ferai arranger là-bas la housse et les matelas que j’ai ici et que j’emporterai. Faites-moi-les faire, je vous en supplie » (lettre du 16 avril 1781).
De la même redingote et du même lit de camp quelques jours plus tard
« Apporte-moi aussi, je t’en prie, ma petite redingote prune de monsieur, la veste et culotte chamois, de quelque chose de très léger et de très frais, et surtout point de drap, je le déteste et n’en porte jamais qu’en uniforme.
Tu feras faire l’autre habit plus à l’aise ; pourvu que je l’aie pour le départ cela suffira : boue de Paris ça sera très bien, mais fais-y mettre dessus quelques enjolivements en argent, de la façon dont on le fait aujourd’hui, mais point de galons surtout, autres infamies que je ne porte jamais, tu le sais, et qui ne vont encore qu’à l’uniforme. Tu m’aurais, dessous, une petite veste un peu jolie, choisie par toi, et la culotte pareille à l’habit.
Je te demande instamment, quelque part où j’aille, de me faire faire un petit lit de camp un pouce moins de l’autre. Fais-y une jolie petite housse d’indienne porcelaine ou jaune et blanc, doublée d’une petite toile légère, en poche comme à l’autre, etc., et dessus, simplement, un petit matelas de crin, neuf, mince, parce que avec les deux que j’ai ici ça me reformera mon lit de camp complet, et que je ne veux pas de cette vieille housse rouge d’ici ; elle est abominable et me rappellerait sans cesse un infernal lieu que je veux oublier dès que je serai dehors » (lettre du 20 avril 1781).
Liste du 18 mars 1783
« La jatte est bien, pour la couleur et l’espèce, mais il la faut beaucop plus grande et de la taille à contenir une pinte et demie [7].
Il vient d’être spécialement défendu à l’homme qui me sert de prendre davantage de biscuits de Savoie. Ainsi quand vous en enverrez encore, ce seront les domestiques de M. de Rougemont [8] qui vous en remercieront, car ce seront leurs profits. Je n’en veux absolument plus, sous quelque forme et de telle espèce que vous puissiez les envoyer.
Deux douzaines de meringues et deux douzaines de biscuits au citron, du Palais-Royal.
Les plans de la nouvelle salle des Italiens, et leur pièce de début.
Deux éponges fines.
Six livres de bougies et des grandes veilleuses.
Une veste bordée fond vert et brodée en soie, sans or ni argent, à la mesure envoyée par le tailleur il y a quinze jours.
Ce qu’on appelle un marabout ou broc. C’est un petit pot de faïence brune, luisant, très propre, et dont l’usage est de chauffer et faire bouillir du lait ou du café. Il faut qu’il tienne un peu plus d’une pinte : prendre la pinte et demie.
Du chocolat.
Et un petit chien tout jeune, afin que j’aie le plaisir de l’élever, ou barbet [9], ou couchant [10] ; je ne le veux que de l’une ou de l’autre espèce. Riez au nez de ceux qui vous diront que les bêtes sont défendues ici. On a trop d’esprit dans ce siècle-ci pour tenir encore à un préjugé de cette balourdise-là. Et si l’on s’obstine, et que l’on vous dise : Non, madame, M. de Sade ne doit point absolument voir de bête, vous répondrez : eh bien ! monsieur, donnez-moi donc sa liberté. »
Liste du 17 mai 1783
« Commissions essentielles, ou oubliées, ou déjà demandées dans la dernière liste, indépendamment de ce qui peut être contenu, dans ladite dernière liste.
Un plumeau.
Une paire de draps.
Une savonnette aux herbes de Montpellier.
Une éponge ou deux ; très grosses de taille, et très fines d’espèce.
Me remplacer en blanc le cahier que je vous envoie écrit, mais du plus beau papier si cela se peut.
Des bougies de nuit de la plus grande taille, les petites ne pouvant plus me servir.
Je vous souhaite le bonsoir de tout mon cœur. »
Liste du 1er août 1783
« Votre moellon à la suie de cheminée est un excellent morceau, un peu trop léger seulement, fait avec trop de délicatesse ; quand vous avez des morceaux délicats comme ceux-là, il ne faut pas les envoyer à moi seul. Il faut au moins en manger votre part. Nous avons ici un chien à qui cela fera grand plaisir, il vous en remercie [11].
Le tapis est trop fin, et trop court.
Je vous prie d’envoyer
Quinze biscuits faits au Palais-Royal et des meilleurs possibles, de six pouces de long sur quatre de large et deux de haut, très légers et très délicats.
Une bouteille d’encre.
Deux petites boîtes rondes de sapin légères toutes simples, l’une remplie de sable de bois pour l’écriture et l’autre vide ; j’ai des pains à cacheter ici pour la remplir.
Un tapis de drap commun vert de trois pieds et demi de long sur deux et demi de large.
Quand vous ferez mes serviettes s.p.m. [12], soit que vous me les gardiez soit que vous me les envoyiez, souvenez-vous de les faire bien épaisses.
Deux pains de bougie.
Une pinte de bonne eau-de-vie ; c’est pour mettre des fruits ; ne m’avez-vous pas envoyé des liqueurs, des fruits à l’eau-de-vie, et même de l’eau-de-vie ? Pourquoi donc m’en refuser aujourd’hui ?
Je renvoie
Deux volumes de l’Histoire de France. Vous en avez quatorze à présent.
Post-scriptum
J’ai tiré sur vous le 24 du mois une lettre de change de soixante livres. Je vous prie de la payer tout de suite.
Il y a une commission de plus dans mon billet.
Votre tapis est trop fin, et trop petit.
Je vous salue. »
Deux listes d’octobre 1783 : objets non reçus, objets demandés
« Objets arriérés
Un étui dont les proportions ont été envoyées.
Un manuscrit ou livre blanc pareil à celui où j’ai envoyé une comédie il y a deux ans.
Quinze biscuits de deux pouces de haut sur six de long et quatre de large.
Une bouteille d’encre.
Deux petites boîtes rondes de sapin léger, dont l’une pleine de sable de bois.
Un tapis de table dont les mesures sont envoyées.
Deux rubans de tête.
Le linge demandé.
Nouvelle liste
Une bouteille de ratafia de pêches.
Deux pots de beurre de Bretagne.
Une boîte en joli bois ou de rose ou d’acajou, à la mesure du papier ci-joint.
Une serviette de singalette [13] verte.
De la moelle de bœuf, j’en manque depuis trois mois.
De grandes bougies de nuit.
Un petit entonnoir de fer-blanc.
Une douzaine de becfigues [14], tout arrangés avec leur barde de lard et leur feuille de vigne, qu’il n’y ait plus qu’à les faire rôtir.
Deux pains de bougie.
Je vous salue.
Ce 8. »
Illustrations extraites de la correspondance parue chez Flammarion.
[1] La moelle de bœuf était utilisée comme produit capillaire destiné à favoriser la repousse des cheveux. Lire article cité.
[2] Un rouleau d’orgeat, de sirop de guimauve, etc. : une fiole cylindrique contenant du sirop d’orgeat, de guimauve, etc. Littré.
[3] Ancien précepteur du jeune Sade.
[4] D’un violet tirant sur le bordeaux. On le trouve écrit prune-de-Monsieur, « Monsieur » (avec ou sans majuscule) désignant le frère de Louis XIV.
[5] Étoffe de laine parfois mêlée de poils de chèvre ou de soie. Note de Marc Buffat.
[6] Panier revêtu de cuir ou couvercle de cuir qui ferme un coffre de voyage. Littré.
[7] La pinte de Paris valait un peu moins qu’un litre.
[8] Le gouverneur de Vincennes.
[9] Espèce d’épagneul à poil long et frisé.
[10] Chien couchant : chien d’arrêt.
[11] Sade évoque-t-il le chien sculpté au sommet de la cellule octogonale où il est enfermé ? Quoi que ce soit - gâteau trop cuit peut-être – cela lui a semblé immangeable.
[12] Très probablement, au regard d’abréviations similaires en usage à l’époque, « serviettes par mois ». Note de l’édition Flammarion.
[13] Mousseline de coton très claire et très apprêtée dont aujourd’hui on fait surtout des patrons. On en faisait également des compresses.
[14] Petit passereau des régions méditerranéennes friand des fruits de l’automne, en particulier des figues comme son nom l’indique.